Je n’avais jamais rien lu de tel.
Assurément, ce livre mérite sa réputation. Intéressant, fantastique à force d’être travaillé dans sa forme mais difficile, et même extrêmement difficile à lire dans une de ses quatre parties. Soit dit sans me faire mousser outre mesure, car je ne pense pas avoir tout saisi.
En fait, ce n’est presque pas un roman. Il faudrait plutôt parler de « poème métaphysique et philosophique en prose ». Ce qui a de quoi effrayer, j’en conviens.
Outre le fond, il y a également la forme : Broch pratique la phrase longue, ce qui lui vaut d’être souvent comparé à Proust, d’après ce que j’ai vu.
Bref il vaut mieux être motivé si on l’aborde, sans quoi on risque de le lâcher très vite.
A l’origine, une anecdote concernant Virgile, le fameux poète antique, qui aurait voulu jeter au feu son œuvre la plus célèbre : l’Enéide. Mais La Mort de Virgile n’est guère un roman historique. Je n’irais pas jusqu’à dire que le point de départ est un prétexte, mais Broch s’en sert surtout pour développer une série de méditations sur l’art, la vie et… la mort, comme l’indique le titre.
La première partie, « L’eau », décrit l’arrivée du poète à Brundisium. Malade, il est trimballé du port jusqu’à la demeure impériale. Il reçoit des quolibets de plusieurs villageois. C’est déjà très dense, si bien que cette description pourtant réaliste, a des allures assez « fantastiques » faisant sentir toute la moiteur des environs du port. La longueur de phrase est déjà importante, mais dans cette partie, Broch ne fait encore « que » dans l’impressionnisme littéraire, et il faut avouer que c’est très beau.
Ensuite vient la deuxième partie, l’épreuve du « Feu » pour Virgile comme pour le lecteur. Le poète, couché dans la demeure impériale, vit les affres de la maladie. Vient alors une série de méditations métaphysiques, de « phrases » - si on peut encore appeler cela ainsi - qui peuvent atteindre les quatre pages !
Je me risque à exprimer ce que j’ai compris, même si ce me semble hautement périlleux :
Virgile, hanté par l’idée d’une transcendance de laquelle il s’est coupé, estime que ses œuvres ne sont pas dignes d’elle. La beauté, comme beaucoup de concepts chéris des artistes, n’est pour lui qu’une illusion, une chimère qui l’a maintenu loin de la véritable connaissance, la connaissance de la mort. La troisième partie explicitera ce point et le développera encore.
Pour lui l’art suprême serait de créer quelque chose qui ait une vie propre. En fait, Broch me semble développer l’idée exprimée par Musil à la fin de Törless, sur le fait que la pensée la plus vivante n’est pas de celle que l’on peut saisir par « les pinces de la causalité », en l’élargissant à l’art en général.
D’une autre façon, il ressent douloureusement la séparation entre nature et culture (en tant qu’artiste, il appartient à la civilisation et s’est élevé au-dessus de la nature). Il le dira dans la troisième partie « Terre » : le paysan est directement associé au cycle de la vie, le poète non.
C’est en tout cas en raison de cette fêlure (ou du moins c’est comme cela que je l’ai compris) que Virgile veut brûler l’Enéide et l’offrir en sacrifice au Dieu.
Au Dieu. Car oui, j’avais lu que Broch s’était converti au catholicisme, mais on peut le deviner à travers ce livre, qui ne cesse de faire référence à la transcendance et comprend pas mal d’allusions (à un moment Virgile parle presque explicitement d’Esprit Saint et de Trinité). Je ne sais pas ce que peut penser un athée pur jus de tout ça. Peut-être faut-il être chrétien ou l’avoir été pour pleinement apprécier ce livre. Mais on peut aussi se laisser porter par la poétique…
Avec la troisième partie, la « Terre », les amis de Virgile et Auguste viennent le visiter pour l’empêcher de détruire son manuscrit. C’est beaucoup plus compréhensible que ce qui précède, mais au sortir de la partie feu on peut être un peu anesthésié et ne pas saisir des points pourtant assez évidents, comme le fait de savoir pourquoi Plotia la femme de Virgile l'incite à rester avec elle. En réalité, Virgile se place après Orphée et veut aller au-delà, d'où cette figure de la "tentation" qui aurait été un accomplissement pour Orphée. Au terme d’une longue discussion où Virgile va livrer un véritable manifeste spiritualiste, il cèdera le fameux manuscrit.
La dernière partie est presque pure poésie. Le passage de vie à trépas de Virgile est décrit comme un long voyage qui commence par une traversée de la mer. Là aussi, c’est somme toute compréhensible même s’il y a peut-être des références que j’ai loupé (l’arbre cosmique, je crois que c’est pas la première fois que je vois ça chez un auteur chrétien).
J'aurais quand même préféré ne pas être le premier à écrire une critique de ce livre.Un littéraire comme Nushku ou Raphmaj en parlerait sans doute bien mieux que moi.
Difficile de rendre compte d’une telle œuvre. Même si contrairement à celles de Kafka elle a une fin, je pense pas qu’on ait jamais fini de la lire…