Les peintres s’invitent régulièrement dans les romans de Patrick Grainville. Cette fois, c’est la fougue romantique et exaltée de Théodore Géricault qui, trouvant son point d’orgue dans son célèbre Radeau de la Méduse, vient nourrir les somptueuses démesures de sa prose.


A l’origine du fameux tableau, une terrible histoire vraie défraye la chronique en 1816, lorsqu’en envoyée au Sénégal au sein d’une flottille militaire pour y reprendre possession de ce territoire colonial, la frégate la Méduse confiée à un commandement inexpérimenté s’échoue sur le banc d’Arguin, au large de la Mauritanie. Cent quarante sept marins et soldats, quelques officiers et une cantinière s’entassent sur un radeau de fortune. Après treize jours d’une errance sans nom, sans eau potable ni vivres, entre mer démontée, bagarres et mutineries, enfin cannibalisme, quinze rescapés seulement finiront par être secourus.


Surnommé le « naufrage de la France », le drame provoque un scandale retentissant que la monarchie de Louis XVIII tente d’étouffer. Géricault décide pour sa part de lui consacrer une toile de très grande dimension, cinq mètres de haut et sept de large, destinée à être présentée au Salon de 1819. L’accueil de la critique et du public sera acerbe. Pourquoi mettre en lumière un tel désastre national, qui plus est doublé du tabou de l’anthropophagie ? En attendant, le peintre multiple les études et les versions de son radeau, s’intéresse au récit des survivants, stocke des restes humains pour mieux les représenter dans son atelier empuanti.


L’on assiste aux affres de sa création, nourrie de celles de sa vie privée, tumultueuse et scandaleuse aussi alors qu’une passion interdite le lie à sa tante à peine plus âgée. Passionné, l’homme est de tous les excès et chevauche la vie comme les chevaux dont il a la passion, à bride abattue et jusqu’à s’en rompre le cou à même pas trente-trois ans. La plume sans fausse pudeur de Patrick Grainville épouse l’animalité sauvage de sa peinture équine, s’enflamme de l’ardeur charnelle de sa passion amoureuse, souffre de ses désarrois de génie torturé. Au corps-à-corps du peintre avec sa toile, tout entier dans le dépassement de son art et des conventions, répondent les envolées lyriques d’une écriture bouillonnante et flamboyante, devenue prolongement du pinceau.


Un souffle épique traverse cette passionnante fresque romanesque, à la fois portrait habité d’un peintre visionnaire, aujourd’hui considéré comme le père du romantisme, et récit baroque d’une genèse artistique aussi impressionnante que l’histoire vraie qui l’inspira. Géricault-Grainville, ou la rencontre de deux inimitables démesures.


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