Une histoire mondiale et sociale de la Belgique

La Belgique est souvent vécue comme un pays anhistorique. A la différence de la France, pays où des journalistes et des historien·ne·s reviennent régulièrement sur l'histoire récente du pays, la Belgique pourrait passer pour un pays sans histoire. Elle a bien quelque chose comme une chronologie, mais il n'y aurait finalement pas grand chose à en dire. La complexité politique et institutionnelle du pays favorise encore davantage ce sentiment. C'est peut-être cela qui permet d'oublier si aisément la colonisation du Congo et ses atrocités, par exemple. C'est peut-être cela aussi qui donne l'impression que la Belgique est un petit pays sympathique, l'air de rien, dont il y a finalement peu de choses à dire.

C'est peut-être la même chose qui nous permet d'oublier plus ou moins que l'immigration, un phénomène que nous vivons dans un perpétuel présent, a lui aussi une histoire. On savait bien que les Italiens sont arrivés dans les années 50, mais il en reste fort peu de traces. Il est difficile d'imaginer les camps en tôle adossés aux charbonnages et aux terrils, depuis longtemps remplacés par des pavillons modernes et des rues de banlieue somnolente. "La Belgique à papa", en somme.

Et il est bien vrai que depuis l'intérieur de ces pavillons, l'histoire contemporaine de la Belgique apparait anodine. C'est qu'il y a en fait comme deux histoires de la Belgique à partir de 1945. Celle, anhistorique et feutrée, de la classe moyenne blanche, qui n'a guère que quelques prises de bec linguistiques comme marqueurs temporels, et puis celle, mondiale et singulièrement plus violente et mouvementée, de la population immigrée.

Les vagues successives d'immigration sont organisées par les grandes industries (le charbon en Wallonie, le textile à Gand,...) pour répondre à des besoins de mains d’œuvre pour des emplois si pénibles que les Belges ne veulent plus occuper, avec une obsession : trouver des hommes en bonne santé qu'on pourra ensuite aisément renvoyer dans leur pays d'origine. Leur nom : les travailleurs invités (Gastarbeiders). Ce sont les industries et le gouvernement belge qui sont allés chercher les Marocains du Rif, les Turcs des chaînes Pontiques, lorsque la source italienne s'est épuisée.

Ces travailleurs ont offert à la Belgique son âge d'or économique durant les années 60. J'utilise le masculin à dessein : les regroupements familiaux ne se feront que lorsque la question démographique wallonne parviendra à l'ordre du jour du gouvernement. En fait, ces personnes n'ont de valeur qu'économique et reproductive. Tous les autres aspects de leur vie sont des extériorités imprévues (comment éduquer les enfants ? comment les loger ? comment les intégrer ? comment les soigner ?). Ce livre montre bien le calcul glacé des élites belges.

A l'époque, nulle question de droit d'asile. Les centaines de milliers de personnes déportées suite à la deuxième guerre mondiale, qui se meurent dans des camps de réfugiés en Allemagne fédérale, la Belgique n'en veut pas : si elle les prenait, elle ne pourrait pas les renvoyer chez eux quand elle aurait terminé de les exploiter. A la différence de la France qui a reconnu la citoyenneté française aux Algérien·ne·s, la Belgique ne la reconnaît pas aux Congolais·e·s. La Belgique est un club privé qui ne connaît qu'une seule race, dédié à la seule croissance économique.

Ce livre est incroyablement riche de par sa précision, la diversité de ses sources, la fluidité de son récit. Il se lit tout seul, et je conseille vivement à toute personne vivant en Belgique de se le procurer afin de mieux comprendre l'endroit où iel vit. Cependant, je regrette un peu le manque de rapport critique aux arguments avancés par les autorités belges, ainsi que la place trop importante accordée à l'extrême droite flamande. C'est peut-être ici qu'on voit une grande différence de culture politique entre la Flandre et la Wallonie : ici, de longues pages sont dédiées à la Volksunie (l'extrême droite nationaliste flamande). Si l'immigration joue un rôle dans ses prises de position, j'aurais bien davantage préféré lire des choses au sujet de la situation sociale et politique du pays dans son ensemble. Pourquoi l'auteur a-t-il senti le besoin de parler d'eux aussi longtemps ? Cela ne me semble pas évident du tout.

De même, ce livre manque d'une conclusion. En fait, tout se passe comme si l'auteur refusait d'assumer tout ce qu'il venait d'écrire. Au vu de l'échiquier politique flamand actuel, c'est peut-être compréhensible. Quoiqu'il en soit, son livre est une ressource indispensable pour comprendre la Belgique contemporaine.

bigoulit
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le 9 avr. 2023

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