Sur la quatrième de couverture de mon édition de poche, l’autrice nous assure qu’il s’agit d’une évocation et non d’une autobiographie. Évidemment, les parallèles sont évidents entre Dubreuilh et Sartre, Perron et Camus, Anne et elle-même. Mais je pense qu’il faut véritablement tenir cela comme une évocation. Plutôt que d’aller chercher des détails sur la vie de ces figures historiques, il est intéressant de voir comment Beauvoir reconstruit une époque, un groupe social, avec les mêmes inquiétudes et les mêmes engagements que ceux qui ont traversé leur petit groupe d’intellectuel.les dans l’après-guerre.
Une des grandes vertus de ce livre est précisément de reconstituer une époque révolue, de faire surgir ce point de croisement dans l’histoire qu’a été la seconde moitié des années 40. Ce n’est qu’à posteriori que l’on peut l’appeler « après-guerre » : sur le moment, l’idée d’une guerre nucléaire, de sombrer dans un nouveau fascisme ou d’une invasion soviétique était bien réelle. Les personnages sont ballottés par les événements. On vit avec eux la libération de Paris, la capitulation, la bombe à Hiroshima, la justice privée des résistant.es envers les anciens collabos. Chaque événement fait l’objet d’un choix posé par les personnages.
Ce roman parle bien de l’engagement, mais Beauvoir ne se limite pas à l’engagement politique. C’est tout notre être qui se trouve mobilisé dans l’instant. Durant tout le récit, l’action est impérative. De nombreuses fois, Beauvoir s’arrête sur le processus décisionnel de ses personnages, elle montre comment iels en arrivent à poser des choix contraires à ce qu’iels pensent d’elleux-mêmes. Comment Perron en vient-il à amarrer son journal au parti de Dubreuilh, alors qu’il tient tellement à sa liberté de penser et d’écrire ? Comment Anne lâche-t-elle son amant américain, alors que tout en elle pousse à rester outre-Atlantique ? A chaque fois, un glissement soudain semble opérer dans l’esprit des personnages. Le personnage le plus insatisfaisant (mais le mieux écrit) reste peut-être Anne, l’alter ego de Beauvoir : tous les autres agissent, c’est elle qui hésite.
Sans être un roman à thèse, Les Mandarins explore les implications d’une morale existentialiste tout en soldant les comptes d’une certaine gauche avec sa projection de puissance. Mais à travers Anne, Paule, Nadine, c’est aussi la place de la femme qui y est étudiée sur deux générations. Avec Nadine, une nouvelle génération, revendicatrice et plus libre, s’annonce. Tout cela fait l’effet d’un roman total, d’une fresque historique (de tout de même mille pages), avec cette ambition de tout dire qui rappellerait peut-être plutôt la littérature des années 30. Bref, une œuvre majeure que je m’étonne de ne pas voir lue plus souvent.