On pourrait penser que ce livre est un peu daté. Après tout, il se réfère à un contexte précis : la fin des années 2000 en France, et il répond à une stratégie de communication des partis de droite et du patronat, qui était : « nous sommes des personnes réalistes, car nous nous préoccupons de facteurs économiques reconnus et en tirons les conséquences (coupes budgétaires, privatisations, réduction des cotisations) ; ceux qui refusent ces solutions sont des utopistes et des rêveurs, ils n’ont pas le sens de la réalité ». Ayant vécu cette période comme jeune militant, je me souviens que ce discours était difficile à défaire : la réalité est économique, et si vous ne vous y soumettez pas, alors vous êtes irresponsables. Cet essai vient démantibuler ce qui est en faite une propagande sournoise, qui impose aux individus une lecture unique du monde, et qui est donc par essence totalitaire.


Mais je n’ai pas lu ce livre à l’époque. Je l’ai lu aujourd’hui, en 2020. Loin de se limiter à une réponse de contexte (ce que ce livre est également), il a une portée plus large et garde toute sa pertinence pour notre avenir.


Le problème de ce livre, c’est le droit à l’imagination politique. D’une part, se détacher du discours dominant, mais surtout pour créer de nouvelles manière de dire nos situations, nos problèmes, nos combats, nos corps et nos identités. Mona Chollet nous invite à déshabituer notre regard sur le monde, ne pas laisser nos habitudes de pensée, nos mots et nos préjugés formater notre vision du monde.


Ceci implique de prendre la liberté de se désengager du monde (et ici, on voit déjà les prémisses de son autre livre, Chez soi), et de se réapproprier un espace et un corps que le monde marchand essaye de nous vendre. Ensuite, il faut rompre avec une vision rationaliste du monde, qui, en voulant faire la pleine lumière sur tout, nous refuse un certain émerveillement face à ce qui nous entoure. Loin de tout expliquer, le rationalisme têtu nous prive d’une part d’ombre inhérente à nos existences (ici aussi, on voit que son livre suivant, Beauté fatale, n’est pas très loin). Mais Mona Chollet n’appelle pas à se retirer du monde pour le contempler, mais plutôt l’investir et le soustraire à un discours marketing réducteur.


Tout cela, on a l’impression de bien le connaître aujourd’hui. Pourtant, il n’y a toujours pas grand monde pour trouver « réaliste » la transition écologique, la justice sociale, un rapport égalitaire avec les animaux. Le réel, encore aujourd’hui, reste économique. Mais avec la crise du coronavirus, une brèche s’ouvre : la matérialité du monde rattrape nos utopies de digitalisation du monde et de nos corps. Le réel sera probablement toujours tyrannique, mais nous pouvons choisir dans lequel nous vivons. Est-ce celui que la caste dominante nous assène, ou celui que nous inventons ensemble ? L’essai de Mona Chollet nous offre la possibilité de rêver à un autre réel, sans culpabilité.

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le 4 juin 2020

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