Encore une fois, un ouvrage pour lequel la notion de note n'a strictement aucun sens.
C'est un livre court (lu en moins d'une matinée) ; c'est un livre indéniablement important ; c'est un livre au sujet duquel j'ai des sentiments très mélangés. Commençons par un bref synopsis.
Synopsis
Ce livre est divisé en 9 chapitres de taille inégale. il décrit toutes les étapes de la déportation d'Elie Wiesel : la vie au ghetto de Sighet en Transylvanie, finalement pas si maheureuse, avec ses questions d'adolescent sur Dieu (le père de Wiesel était une autorité religieuse dans sa communauté) ; l'arrivée d'un rescapé des Einsatzgruppen, qu'on ne veut pas croire. Et puis les étapes du cauchemar : le départ bercé d'illusions du ghetto ; le voyage en train jusqu'à Birkenau ; la séparation d'avec la mère et les soeurs sur la rampe de triage (ils arrivent en 1944) ; le mensonge sur l'âge pour ne pas partir vers les chambres à gaz ; l'arrivée à Auschwitz et la dépersonnalisation ; un temps de relative stabilisation à Buna (Auschwitz III) ; les bruits sur l'arrivée des Russes, avec un cas de conscience : rester à l'infirmerie (mais peur d'être liquidé) ou partir avec les valides (vers les marches de la mort) ; enfin, la dernière étape, comme toujours la plus déshumanisante et éprouvante, celle des marches dans la neige : vers Gleiwitz, puis dans un train vers Buchenwald. Le père de Wiesel meurt peu avant la libération du camp.
Bien, maintenant mon analyse. Avant toute chose, à mon sens (j'insiste) ce livre ne doit pas être pris comme un témoignage à valeur historique. Wiesel dit avoir vu en arrivant à Birkenau des fosses enflammées dans lesquelles on jetait des bébés, ce qui depuis la rampe de triage était tout bonnement impossible vu la topographie de Birkenau, et aussi vu la chronologie. C'est pourtant une image montrée comme fondatrice de sa perte définitive de foi. Idem, certains éléments du livre sont inexacts, probablement du fait du caractère souvent déformé du souvenir que peut avoir un adolescent de 16 ans confronté à une avalanche de traumatismes. Certaines scènes, comme celle de Juifs jeûnant pour Yom Kippour malgré les privations et restant dehors ensemble pour la célébrer, ou celle du Polonais utilisant ses dernières forces pour jouer du violon avant d'être retrouvé mort le lendemain me semblent trop "belles" pour être vraies, même si elles ont une forte puissance évocatrice.
(Il ne faut pas avoir peur de porter ce regard critique sur les récits de déportés, c'est un devoir intellectuel. Sinon cela donne de l'eau au moulin des négationnistes)
C'est donc une oeuvre littéraire, et de ce point de vue je dois reconnaître que Wiesel a réussi un tour de force.
Tour de force, d'abord, d'avoir réussi à publier en français ce livre originellement écrit en yddish, la langue des disparus. Il faut encore une fois tirer son chapeau à François Mauriac, qui s'est battu pour cette publication. Si tous les intellectuels au Figaro étaient de cette trempe...
Tour de force, ensuite, de traverser la muraille du traumatisme subi pour reconstituer une situation de départ qui lui est devenue étrangère : le monde yiddish disparu. La question de Dieu est omniprésente, du début à la fin du livre, mais elle est distincte de celle de l'attachement à la religion de ses ancêtres. Le livre pose de nombreuses questions, comme celle du mal bien sûr, mais aussi celle du devenir des survivants dans une Europe qui a voulu leur extermination. Rappelons que La nuit a pour prolongement L'aube, qui raconte entre autres la naissance, dans le sang et les cas de conscience, d'une identité israélienne.
Tour de force, enfin et surtout, de parvenir à faire de la littérature universelle avec la Shoah. Seul un survivant pouvait tenter cela, et La nuit est une réussite complète. L'identification avec le narrateur est totale, et l'oeuvre, par sa simplicité et sa limpidité, atteint une portée universelle tout en rendant hommage à sa culture propre. Ce n'est sans doute pas l'ouvrage le plus précis et approfondi sur Auschwitz, mais c'est sans doute un des plus évocateurs et universels. Et ce n'était pas un défi anodin de parvenir à un tel résultat.
En dépit des réserves que je peux avoir sur la confusion entre vécu et littérature qu'il crée, je ne peux nier que Wiesel n'a pas volé son prix Nobel. La nuit est une porte d'entrée privilégiée pour comprendre Auschwitz, même si d'un point de vue historique, ce n'est pas dénigrer l'ouvrage que de le prendre avec des pincettes.