La littérature de genre, puisque c’est le cœur du livre – à la fois défense et illustration… Martin Page / Pit Agarmen propose ici de la série Z intelligente.
Il a compris qu’en 2012, le héros d’un récit de zombies doit avoir vu ou lu des récits de zombies, ou tout au moins savoir que « les tuer est simple : il faut leur tirer dans la tête » (7 mai). Il a compris qu’en plus d’être un hommage à Robinson, écrire un roman sous forme de journal est toujours simple et efficace. Il a compris que La nuit a dévoré le monde ne devait pas être, n’est pas et ne sera jamais un classique, mais que ce n’est pas grave. Il y a des milliers de livres dans ce cas qui encombrent les librairies – et pas seulement les rayons « Imaginaire ».
Le moteur du roman, ce ne sont pas les zombies, c’est le narrateur. « La conjonction de mon asocialité, de ma timidité et de ma moralité explique que j’aie peu d’amis » (10 mars) : ainsi explique-t-il sa sur-adaptation à cette « nouvelle Amérique [qui] est née, et [dont] nous […] sommes les Indiens » (8 mars).
Une passage cocasse mettant en scène un chat (5 avril) ou la définition de l’artiste comme « quelqu’un qui voit la guerre avant qu’elle ne se manifeste aux yeux de tous, et qui survit » (10 juin) sont avant tout l’occasion de parler de notre humanité, car Page / Agarmen a retenu la leçon de Romero. Insister sur le fait que les zombies « ne conduisent pas de voiture, ils n’achètent pas de vêtements, ils ne parlent pas dans des téléphones portables » (9 mars), ça n’est évidemment pas anodin.
Entendons-nous bien : La nuit a dévoré le monde n’a pas la puissance des œuvres de ces auteurs devenus, dans le roman, les auteurs de « littérature fantastique et de science-fiction : Dostoïevski, Stendhal, Jane Austen » (1er juillet)… Mais on est un peu au-dessus de cette littérature de pur divertissement qui encombre les librairies – et pas seulement les rayons « Imaginaire » – quand on lit que « les zombies ont leur place aux côtés de Copernic, de Darwin et de Freud : ils nous infligent l’ultime blessure narcissique » (12 avril).
C’est un trait récurrent de La nuit a dévoré le monde (et de la modernité littéraire, en fait depuis la fin du XIXe siècle ?) : cette littérature parle de littérature. Parce que le narrateur se définit comme un écrivain alimentaire, parce qu’il finit par écrire « Je me découvre aussi sentimental que mes romans : je suis un de mes personnages, et j’ai enfin l’impression d’être moi-même » (29 juillet), on se retrouve, paradoxalement peut-être, avec une littérature d’anticipation profondément ancrée dans le réel : « Les livres d’horreur sont les vrais livres réalistes », ajoute Martin Page dans sa postface.
Un mot, pour finir, sur le style. Si La nuit a dévoré le monde vaut la lecture, c’est parce que son écriture, lapidaire sans être pauvre – et qui me fait penser à du Houellebecq –, propose un véritable regard sur le monde, à cent lieues de ces choses tellement mal écrites qu’on les croirait mal traduites qui encombrent les librairies – et pas seulement les rayons « Imaginaire ».

Alcofribas
7
Écrit par

Créée

le 3 mai 2019

Critique lue 194 fois

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 194 fois

D'autres avis sur La nuit a dévoré le monde

La nuit a dévoré le monde
Florentin
8

Critique de La nuit a dévoré le monde par Florentin

Ce gentil petit titre et cette étrange couverture cachent une histoire d'apocalypse zombie assez originale (en tout cas pour ma faible connaissance du sujet). Parce que quand même, on imagine vite...

le 27 juin 2013

1 j'aime

La nuit a dévoré le monde
vbmononoke
8

Critique de La nuit a dévoré le monde par vbmononoke

Lecteur averti collège/lycée. Zombie ; asocialité ; société ; amour ; écriture ; vie/mort. Un bon roman sur les zombies sous forme de journal, avec une écriture agréable à lire. Il y a les bons...

le 28 avr. 2013

1 j'aime

4

La nuit a dévoré le monde
Tinkieclo
7

Critique de La nuit a dévoré le monde par Tinkieclo

Un bon livre, on se met à la place du pauvre type tout seul, enfermé dans son immeuble encerclé par les vilains croqueurs de fesses humaines...on angoisse un peu du coup et on prend une bonne leçon...

le 23 janv. 2013

1 j'aime

1

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 12 nov. 2021

21 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime