La Nuit des orateurs, Hédi Kaddour, Gallimard
Ce roman qui se présente comme une plongée dans l'Empire romain, à la fin du Ier siècle de notre ère, est une méditation sur le sort des hommes de pouvoir et des intellectuels sous le gouvernement d'un despote, entre rumeurs, craintes d'une disgrâce, tentation du complot, lâcheté des silences coupables qui vous sauvent la tête ou libertés clandestines qui risquent de vous la faire perdre.
Nous sommes sous le règne de Domitien qui d'un cheveu aurait pu être le quatrième des « Césars fous » (Caligula, Néron, Commode). Il se fait appeler « Seigneur et Dieu », mais aussitôt la toge tournée, on le surnomme « le Néron Chauve ». « Instable, tyrannique et violent, comme engendré par les ombres de Néron et de Tibère », il s'isole, se méfie de tous, du Sénat qu'il a mis à sa botte à force de proscriptions et d'exécutions, et des philosophes, alors plutôt stoïciens, que rebute ce style de gouvernement, qui se prend pour celui des dieux.
Et des intellos, il y en a des pelletées à l'époque (Martial, Plutarque, Epictète, Pétrone, Tacite, Juvénal, Suétone) dont Domitien fera des charrettes d'exilés à la fin de son règne.
Un dénommé Sénèque (pas celui que nous connaissons qui est Lucius Annaeus Seneca, le philosophe, le dramaturge, le précepteur et conseiller Néron, acculé à l'exil et au suicide seize ans auparavant ; c'est un autre, Hérennius Sennecio, sénateur de son état), ce Sénèque-là, donc, va défendre les victimes dans un procès qu'intente la province andalouse de l'Empire contre son gouverneur, intime de l'Empereur, auquel la population reproche diverses prévarications et abus. Notons qu'un tel procès était donc possible à l'époque et que l'Andalousie l'a gagné ! Chacun redoute cependant la réaction de Domitien qui, ayant perdu un gouverneur et un ami, sort lui-même éclaboussé par les accusations de Sénèque, partisan de l'ancienne République. Pline-le-Jeune et le futur Tacite, qui étaient les assistants du sénateur, redoutent de se trouver compromis par un si retentissant succès de prétoire.
Tacite est un poltron, son épouse Lucretia, amie d'enfance de Domitien et fille d'un prestigieux général d'Empire, une maîtresse femme. Elle va tenter de prévenir tout débordement du tyran à l'égard de sa famille et décide de lui rendre visite, entre sens de l'honneur et du sacrifice.
C'est cette histoire que nous conte Hédi Kaddour, celle de la peur d'avoir déplu, de la crainte de représailles possibles, des silences honteux ou complices, des regards qui se détournent des hommes courageux tant on est convaincu que par cela seul ils courent à leur perte. Celle des délateurs, de la garde rapprochée qu'un empereur tétanise, des grandes familles et des esclaves affranchis ; la vie de la Rome d'avant les Antonins.
Le livre, d'une écriture très soignée, passionne en sa première moitié. On y est, tour à tour, esclave, sénateur, fils d'une lignée de prestige, centurion, on vaque derrière les hauts murs des villas romaines, on se laisse transporter sur une litière à travers le quartier Subure, « le quartier des puanteurs, de la pagaille et des putains », on est invité au palais impérial ou à une séance de lecture dans un cercle choisi où Pétrone déclame son Satyricon - ce chapitre, dont le livre tire son titre, est un très réjouissant morceau de bravoure littéraire !
On est intrigué par la sophistication d'une civilisation de si haute culture où la lame de la dague scintille toujours au coin de rue ou au clair de lune, étonné que cette histoire vieille de 2000 ans puisse avoir tant de résonances actuelles : les vieilles familles contre le Prince, le poids jamais délesté des distinctions sociales, le sort des affranchis qui, aussi puissants soient-ils, seront toujours regardés comme d'anciens esclaves, le fonctionnement de l'Etat, ses perfections et ses crimes, les doutes, les vanités et les calculs des hommes qui le servent.
Puis, passé la moitié du roman, une pénible réminiscence de souvenir d'adolescence s'insinue peu à peu, jusqu'à devenir pesante : celle des matins où la version latine nous paraissait trop longue !
Et je dois avouer qu'en refermant le livre, j'étais finalement plus impressionné par la prouesse de l'auteur que comblé par un vrai plaisir de lecture.
Ce roman, exigeant, pique la curiosité à tout moment. Et je conseille sa lecture avec, non loin de soi, plutôt que son smartphone et Wikikonsé, le Paul Veynes (« Une insolite curiosité » , Bouquins, Robert Laffont) où « L'Histoire de la Rome antique » de Lucien Jerphagnon, collection Pluriel), tous deux spécialistes de l'empire romain, savants qui s'amusent d'en savoir tant, et qui nous éblouissent de nous l'apprendre avec une vivacité de ton et une érudite familiarité qui ne nous prennent jamais de haut. Ce fut pour moi, la vraie récompense de cette « Nuit des orateurs ».