Il y a des livres qui procurent de telles émotions, une telle évasion, qu'on aimerait les offrir à ses amis, collègues, ou même à des inconnus. La nuit du Faune en fait indubitablement partie. Le temps de 200 et quelques pages, Romain Lucazeau amène le lecteur loin, très loin, aussi bien au sens propre qu'au sens figuré. Dans la droite lignée des contes philosophiques du XVIIIe siècle, la nuit du Faune propose un récit initiatique d'une grande ambition, mêlant voyage spatial, poésie et réflexion sur le temps et le caractère éphémère des civilisations.
Le récit débute par la rencontre entre Astrée, un être multiséculaire ayant pris les traits d'une jeune fille, et un faune candide, représentant d'une tribu primitive et sauvage. Celui-ci sera vite baptisé du nom de "Polémas" par Astrée.
Dès les premières pages, les enjeux de cette rencontre voyage ressortent dans ce court dialogue :
"- Voilà ce que je veux, pas pour moi. Pas pour moi, pour mon peuple. Le savoir, la connaissance. Et avec cela, le pouvoir, car les deux vont de pair.
- Le pouvoir de faire quoi ?
- Eh bien, avec une mine stupéfaite, comme si la réponse allait de soi : de terrasser mes ennemis, de maîtriser la nature, d'offrir l'abondance aux miens, et de faire de ces terres, tout autour, un plaisant jardin.
- La véritable connaissance est incompatible avec un tel projet. Celui qui sait ne fait surtout rien. La vérité du monde demeure cachée à la plupart, car elle est insupportable à la vie".
Polémas est naïf, primitif. Sa tribu d'origine s'épanouit dans la nature terrestre environnante, ignore tout des principes de la physique générale et quantique, de l'histoire, de l'immensité de l'espace et impute principalement et par tradition à des dieux son destin. Polemas qui rêve de gloire et de grandeur, et qui a entendu parler de la colinne où vit Astrée comme d'un lieu où il pourrait trouver des réponses à ses questions, vient chercher chez elle les connaissances qui lui permettront de prédire l'avenir de sa tribu et de la guider au mieux vers ce chemin.
Astrée, qui vit isolée du monde, a pour sa part vu naître et mourir de multiples civilisations, sait qu'à l'échelle de l'espace-temps, tout peut sembler éphémère et relatif, que la connaissance de toute chose conduit à n'envisager le monde qu'en termes de cause-conséquence, que tout cela peut à terme amener à considérer toute action comme vaine, à priver la vie de tout mysticisme et à se noyer dans un certain nihilisme et un profond désespoir.
C'est forte de cette expérience qu'elle prévient le faune Polémas de la profonde désillusion qui l'attend s'il souhaite réellement persévérer dans sa recherche de la connaissance. Mais celui-ci s'obstine dans la voie qu'il a choisie, non sans préciser qu'il a fait un long chemin pour venir vers elle. Elle, malgré tout, voit en ce faune un compagnon brisant sa solitude et réveillant un "tremblement d'espoir". Aussi, voilà Astrée et Polémas partis pour un incroyable voyage cosmique.
C'est par un vertigineux récit de l'histoire de la terre que commence ce voyage. La formation de la planète, la naissance des premières formes de vie, la flore, la faune, leur évolution, leur diversification, leur propagation, leur adaptation ; l'émergence de l'homme, sa multiplication, la densification des habitats, la domestication de la nature, la production d'énergie, l'industrialisation, la mondialisation, les rêves de conquête d'espace, la destinée de certains colons spatiaux vers le transhumanisme, le déclin et le tragique sort des indigènes restés sur terre, l'épuisement des ressources puis l'extinction....et le renouvellement de ce cycle, l'émergence de nouvelles formes de vie, de nouvelles espèces, le renouvellement des ressources, leur exploitation, l'extinction...trois, quatre, cinq, dix fois, s'étalant sur des millions d'année.
Sur quelques pages à peine se dévoile toute l'ambition de ce récit, qui embrasse un cadre temporel et spatial absolument immense. C'est un profond vertige qui se crée chez le faune face à récit, mais aussi chez le lecteur, car il est impossible de ne pas être en empathie avec cet être qui découvre brutalement la petitesse et l'inanité que semble représenter son existence face à l'immuabilité et l'immensité des choses. "Je ne peux laisser mon peuple aller à l'extermination" dit le Faune, mais "interdit" et "dans un profond désarroi" par ce qu'il vient de découvrir, il est également en plein doute sur le bien-fondé de ce qu'il est venu chercher : "Le cosmos, limité et plein dans lequel il avait vécu jusqu'ici, issu d'une intuition spontanée de son environnement, s'effondrait, remplacé par la mécanique céleste. Celle-ci n'adressait nul signe aux vivants minuscules, qui n'en peuplaient pas le centre mais une contrée reculée". Reviendra plus tard dans le récit cette question "A quoi bon?"
Malgré tout, il n'est à ce stade question que du début du voyage du Faune. La suite du roman va d'abord amener les deux compagnons aux abords de la lune, sur laquelle l'ordinateur de bord d'une navette échouée, qui semble représenter les espoirs déçus d'une civilisation terrestre disparue, répète inlassablement l'histoire de l'espèce que l'engin était censé conduire. Une espèce qui lorsqu'elle peuplait la terre en a fait un enfer atomique. "Seule, Seule, Seule...Ils sont tous morts..." répète-t-elle, dans une vision cauchemardesque. Cette vision provoque à nouveau un profond malaise chez le Faune, mais la jeune fille lui indique de ne pas désespérer et ne et lui promet de lui montrer "l'émerveillement".
Et effectivement, d'une certaine façon l'émerveillement viendra, mais également d'autres désillusions ou d'autres interrogations. Au fil du livre viendront d'autres planètes, d'autres rencontres. Certaines laisseront voir au Faune entrevoir l'esclavage, la violence et la brutalité ; d'autres l'utopie, la solidarité entre les êtres et les planètes. Une pluralité de personnages interviendront auprès des deux protagonistes. Formidable succession de descriptions aussi folles que passionnantes de formes de vie et d'êtres naturels et surnaturels, les histoires que chacun de ces personnages évoqueront seront autant d'occasions de représenter des formes et des objectifs de civilisations et d'évolution diverses, propres à faire echo avec le questionnement initial de Polémas
Ces rencontres et ces découvertes se feront dans un cadre spatial extraordinaire, au sein du système solaire et de ses planètes, du nuage d'Oort, de la galaxie et de son centre, et même au-delà. C'est un sense of wonder extraordinaire qui est offert dans ce livre, ce qui est d'autant plus remarquable au vu de son caractère assez court et de toutes les thématiques qu'on peut y entrapercevoir.
De manière plus globale, si la Nuit du Faune apparaît au premier abord, via le personnage de Polemas comme un récit initiatique, ce qui fait aussi la beauté de ce livre est la poésie qui en ressort. Véritable traversée à travers les étoiles et les galaxies, mais également à travers le temps, le personnage d'Astrée redécouvre petit à petit, à travers les yeux du Faune, une "intime et profonde vibration", "le chant éternel de l'espace", qu'elle avait "perdu dans son splendide isolement". La réconciliation de "la vieille créature qui a perdu toute attente" avec "l'enfant" dont elle a pris les traits transparaît tout au long du récit. Et c'est bien pour cette dimension poétique que la Nuit du Faune, restera pour moi avant tout un véritable conte à mettre entre toutes les mains, même celles qui ne sont pas forcément familières avec la SF et/ou hard-SF.