Nantes, le 23 octobre 2016.
Cher Papa,
Je ne sais plus si tu te souviens de ce jour, c'était l'été, un soir de juillet. Nous étions avec des amis en train de prendre un apéritif dans le jardin. Vous aviez un peu bu, et vous étiez rentré dans la phase dite « sérieuse » de ces soirées arrosées. Celle où le bruit des verres qui s'entrechoquent cesse, où les blagues vaseuses des convives laissent place à une discussion calme et sereine sur le monde, la politique, les grands principes éducatifs, le boulot, etc.
Un moment, vous parliez famille. C'était l'époque où je me posais moi même des questions sur le rapport qui nous liait tous les deux, où je sentais que je m'éloignais petit à petit de toi, de ton monde, de ta façon de voir les choses, sans que tu ne paraisses à mes yeux comprendre ce que je ressentais.
Ce soir là, tu as dit : « A ton âge, ma mère, je la haïssais ».
J'avais pris cela comme une claque, surprenante et violente. C'est comme si, au détour d'une phrase, tu m'avais compris, tu avais soudain compris le regard que je commençais à te porter. Moi grandissant, observant le monde autrement que par tes yeux, et ne comprenant plus tes idées arrêtées, ton sens de l'organisation confinant à la névrose, tes pensées cartésiennes et terre-à-terre, et ta manière de pester à demi-mot quand je regardais « Metropolis » qui passait sur arte. Et tout d'un coup, c'est comme si ta phrase m'avait fait revenir vers toi, comme si j'avais compris le lien complexe qui ne cesserait de nous unir à présent.
C'est après avoir fini de lire La Place que j'ai décidé de t'écrire cette lettre que je ne t'enverrais jamais ; après avoir lu cette phrase au quatrième de couverture : « Ce récit dépouillé possède une dimension universelle » et avoir eu ton visage dans ma tête.
Le roman s'appelle La Place. Sur la couverture, une chaise vide, une place vide, posée là dans le monde. Chercher sa place, trouver sa place, sous le regard d'un père depuis ce monde qu'on a quitté. En exergue, la phrase de Jean Genet : « écrire, c'est le dernier recours quand on a trahi ». Trahir un monde pour trouver le sien. Se placer, se déplacer. « La Place » est un roman sur le mouvement, et sur un foyer qu'on fini par trouver, un cocon perché loin de là où l'on vient. Et sur la difficulté de trouver ce foyer quand on est la fille d'un père, quand petite, on nous apprend à regarder à travers ses yeux, et quand en grandissant, nos yeux se mettent à s'ouvrir aussi. Notre père, c'est celui qui nous apprend à voir : que faire quand nous ne voyons plus comme lui ?
Il est étrange de voir comment Annie Ernaux parlait de son livre dans ses interviews de l'époque chez Bernard Pivot, une émission que tu regardais peut-être, à cet âge où comme moi tu dévorais les livres. Aux invités qui lui disaient qu'elle avait fait de l'art, elle répondait que d'art il n'y avait rien dans son livre. Qu'elle n'avait pas voulu faire de belles phrases, construire un récit, qu'elle n'avait peut-être même pas voulu écrire. Écrire, passer chez Pivot, remporter le prix Renaudot : rituel d'un monde bourgeois ressenti comme une trahison. Peut-être qu'Ernaux a choisi ce style qui n'en est pas un pour retrouver le langage de son père, pour se détacher du monde qu'elle lui a préféré. Un instant, elle parle de honte pour qualifier son père. La honte, la culpabilité, peut-être que cela court aussi dans sa propre écriture.
Quand j'ai commencé à écrire cette lettre, un frisson de honte m'a également parcouru le dos. Parce qu'écrire sur toi, c'est aussi faire de toi cet Autre qu'on cherche à comprendre. Quand tu m'a avoué la haine que tu portais à ta mère, j'ai bien cru te comprendre enfin, et je le crois toujours. J'espère que je n'aurais pas, comme l'auteur, à me rendre compte à ta mort que ce n'était pas le cas.
Peut-être que pour cela, il faudra que je t’envoie cette lettre.
J'espère que sinon, tout va bien.
L.