Nous sommes en juillet 1936 aux Etats-Unis, période noire de dépression et de chômage. Plus ou moins l’époque à laquelle Steinbeck a situé Les raisins de la colère (voir les images de la remarquable adaptation cinématographique de John Ford). Le petit peuple était floué de tout, de ses propriétés (terrain, maison) comme de son âme, puisque le travail était devenu une denrée rare. Beaucoup criaient famine.
C’est donc non sans une certaine forme de provocation que Russell Banks décrit une zone complètement préservée de tout, à cette période et aux Etats-Unis. Là où coule la rivière Tamarack, plusieurs lacs se succèdent dans une région boisée peu habitée. Une Réserve y a été aménagée. Point capital, il s’agit d’une réserve privée entretenue par quelques natifs employés par de riches propriétaires (newyorkais essentiellement) qui se prélassent à l’occasion dans le club-house ultra select.
L’histoire se concentre sur une de ces familles privilégiées, les Cole qui reçoivent justement 3 couples. Présence un peu incongrue, leur fille Vanessa seule personne de sa génération. Jeune (environ 30 ans), très belle, féminine et parfaitement consciente de son charme et de son pouvoir auprès des hommes, elle est tout simplement considérée comme une des plus séduisantes femmes de sa génération. D’ailleurs, ses frasques alimentent perpétuellement la presse. Son besoin d’expérimentation ne la fait reculer devant aucune « folie ». Et c’est bien là toute l’ambigüité du personnage, car sa famille la considère effectivement comme folle et l’a déjà mise à l’écart plusieurs fois. Pourtant, en dehors de ses périodes rebelles, Vanessa peut se montrer charmante et sociable.
L’irrésistible Vanessa est une enfant adoptée dont on va progressivement réaliser les origines. Dans son passé quelques zones d’ombres vont montrer que son destin l’a déjà confrontée, toute petite, à la folie des hommes.
Et puis, l’élément perturbateur arrive dans cette Réserve hors du temps sous la forme d’un aviateur. La couverture montre un biplan faisant une acrobatie au-dessus d’un lac. Cela correspond au tout début du roman. Vanessa s’est isolée et assiste à l’arrivée de Jordan Groves, très libre (bien que marié à Alicia, deux enfants comme de jeunes chiens, etc.), sûr de lui, égoïste et séduisant.
Jordan Groves est venu à l’invitation du docteur Cole qui a inventé une technique de lobotomisation. Or, Cole s’écroule devant ses invités après avoir fait visiter sa collection de peintures à Jordan qui est lui-même artiste peintre. Au même moment, Vanessa flirtait avec Jordan. L’hydravion est un objet séduisant qui n’a même pas le droit de se poser sur le lac, mais Jordan comme Vanessa n’ont que faire des interdits, y compris celui d’enterrer un homme dans la Réserve. Les interdits sont posés par les hommes pour tenter de préserver une région, un art de vivre. Tentative bien prétentieuse.
La beauté (outre celle de Vanessa), c’est la nature symbolisée par la Tamarack Wilderness Réserve. Le style est magnifique pour mettre en valeur ce monde où l’on aimerait avoir ses entrées :
« Un nouveau verre à la main, tous les convives ou presque se déplaceraient tranquillement à la suite de Vanessa depuis le séjour jusqu’au bord du lac pour regarder les contours en bronze des nuages se changer en or fondu. Ils tourneraient ensuite le dos au ciel et à l’étendue d’eau pour contempler avec admiration la manière dont les forêts de pins et d’épicéas sur les pentes derrière la maison, passeraient dans l’éclat déclinant de la lumière des montagnes, du bleu-vert au rose puis du rose au lavande. Et ils auraient l’impression d’avoir concouru au phénomène appelé Alpenglühen tout simplement en l’observant. »
Les personnages sont à la hauteur, même Hubert Saint-Germain le garde un peu falot et parfois naïf qui ne pense qu’à faire la distinction entre le bien et le mal alors qu’il est incroyablement influençable.
Pourtant, même si j’ai apprécié de lire La Réserve je ne peux pas m’empêcher d’exprimer quelques petites… réserves. Russell Banks affiche un style remarquable dans de longs paragraphes et puis il tombe dans des dialogues qui sonnent parfois comme de la littérature pour midinettes, à tel point que je me suis esclaffé plusieurs fois en me disant que ce n’était pas forcément voulu par l’auteur. Et puis, il tarde à faire sentir où il veut vraiment en venir, se complaisant dans ces belles descriptions qu’il affectionne. D’autre part, à la suite de chaque chapitre il place quelques pages en italiques pour glisser quelques scènes plus en rapport avec la situation internationale, laissant deviner ce que seront les destins de Jordan et Vanessa. Malheureusement, j’ai eu l’impression que ces pages étaient là plutôt pour justifier le roman que parce qu’elles étaient indispensables. Cela fait bien d’évoquer la guerre dans les airs et d’évoquer des déplacements en train et en Zeppelin, mais on est loin de l’ambiance de la Dépression. Quant à certaines péripéties sentimentales, elles m’ont laissé perplexe. L’auteur joue sur les effets obtenus quand un personnage imagine que certaines révélations sont arrivées aux oreilles de son compagnon ou de sa compagne. Cela permet de faire avancer l’intrigue de façon inattendue. Par contre, cela place le roman à un niveau sentimental et matérialiste qui déçoit un peu par rapport à la description des beautés de la nature.