A bien y réfléchir, je n'irai jamais recommander la lecture de "La Route" de Cormac McCarthy à aucun de mes amis. Non pas que ce livre soit mauvais. Non, il s'agit même probablement de l'un des livres les plus impressionnants, les plus intelligents que j'aie lu depuis de nombreuses années. Le problème, c'est que lire les courtes 250 pages qui le composent s'apparente à la pratique d'un sport extrême, mais aussi probablement effroyablement destructeur : il n'est pas rare d'avoir à s'interrompre, disons toutes les 50 pages, pour pouvoir respirer à nouveau, pour arrêter de pleurer, ou même plus fondamentalement pour ne pas en finir immédiatement avec la vie. Le truc ici, c'est qu'un GRAND écrivain s'attaque aux sujets les plus éculés de la SF : le monde post apocalyptique, le parcours ultime de survivants harcelés par des hordes cannibales, etc. etc. Et en fait quelque chose de complètement neuf, d'émotionnellement insoutenable. Car McCarthy, qui sait peindre la nature comme peu d'autres écrivains, nous parle ici de sa destruction la plus radicale. Et lui qui traque souvent dans ses livres l'humanité la plus ténue nous raconte son absence radicale. Un père aime son fils, en qui il voit la lumière, dieu, que sais-je, mais en le protégeant, il le détruit : car l'absence de pitié envers les autres - tous ceux qui ne sont pas son fils - , aussi justifiée soit elle, est le pire des poisons, aussi irrémédiable que celui qui a ravagé la planète. En exprimant de manière aussi extrémiste l'absence de tout avenir pour l'humanité - puisque même l'amour paternel est finalement inutile, voire pervers -, en répétant jusqu'à atteindre l'horreur absolue une poignée d'images simples (les cendres grises, la pluie froide, la lumière qui s'éteint), en ressassant des mots et des sensations élémentaires ("j'ai peur"), McCarty engendre chez le lecteur une oppression presque physique, une nausée abjecte. "La Route" est donc un chef d'oeuvre unique, mais si vous choisissez quand même de le lire, vous le faites à vos risques et périls. [Critique écrite en 2009]