Ce qui me paraît valoir réflexion et élucidation après la lecture de ce classique étasunien méconnu de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est sa constante drôlerie quand bien même il s’agit d’un des récits les plus sinistres qu’on puisse lire sur la misère humaine, et que la narration ne s’encombre d’aucune tentative explicite de comédie ou d’ironie, ni dans le style, ni dans les formulations.
D’ailleurs on n’est absolument pas dans un roman formaliste : le texte (dans sa version française en tout cas) est une alternance assez basique entre descriptions factuelles de l’action avec à la marge des retours en arrière et des explorations des motivations des personnages, et dialogues introduits le plus simplement du monde avec tirets et incises systématiques, sans aucune digression intérieure ou psychologique : on reste la plupart du temps dans la description extérieure. On y suit la chronique farcesque et presque statique des mésaventures d’une famille complètement dégénérée de fermiers sudistes, pris dans une misère absolue après la Grande Dépression et tentant désespérément d’y survivre y compris par des moyens que notre bonne morale réprouverait.
Le livre arrive à décrire comment le dénuement économique arrache peu à peu toute dignité humaine à ses victimes, dans un enchainement implacable de situations qui révèlent une immoralité totale des personnages qui va crescendo, dans un ton complètement anodin induit par la simplicité factuelle du style de Caldwell, qui provoque irrésistiblement le rire parce justement, on a l’impression qu’on ne devrait pas en rire, dans une sorte de suspension du surmoi moral qui aurait prévalu dans la vraie vie, mais qui est salutaire dans un roman pour contrebalancer la compassion qu’on aurait dû avoir, ce sentiment répugnant et inégalitaire.
C’est d’ailleurs ça qui rend leur dignité aux personnages in fine, c’est qu’on voit mal comment se comporter différemment dans cette situation là, même si on devine bien qu’on a pas affaire à ce qui aurait été auparavant une élite intellectuelle raffinée. Et aussi dans la répétition drolatique de certains détails physiques ou comportementaux, qui témoignent d’une bassesse d’esprit tellement humaine qu’elle en devient drôle : le bec de lièvre, les énormes narines, le klaxon de la Ford, le besoin désespéré de guano, la grand-mère qui se cache, des jugements religieux assez foireux … Sans oublier que les mécanismes de domination économique et la logique de la déflation y sont suffisamment exposés pour qu’on ne soupçonne pas l’auteur de prendre ce sujet à la légère.
Apparemment, ce roman a été adapté par John Ford mais je doute que son cinéma puisse être dans ce registre tellement cruel et immoral même si pas dénué d’une certaine tendresse. Le film qui s’en rapproche en esprit est plutôt Affreux, sales et méchants de Scola, mais je reste convaincu que même aujourd’hui une adaptation fidèle dans sa crudité choquerait pas mal. Je ne sais pas qui pourrait s’y coller (des suggestions ?) mais j’aimerais bien voir ça.