Il faut avoir l’estomac solide pour tenir le coup face aux 180 pages de la Rue de la boue jaune. Tous les stades de la putréfaction s’y retrouvent, toutes les sécrétions corporelles y passent : des flots de pus, diarrhées, vomissures, pisse entretiennent continuellement un maelström de matière vivante d’où naîtront à leur tour des épidémies et des hordes de vermine - rats, cafards, mouches, asticots - qui se repaissent de la pourriture. Il ne se produit rien, rue de la Boue jaune, que ce cycle infini ; et pourtant, une certaine agitation gagne, s’amplifie, vire au chaos et à la psychose collective, portée notamment par des rumeurs de plus en plus folles autour de Wang Sima, mystérieux et effrayant personnage. Et, au même moment, les chauves-souris se mettent à pulluler…
Le dégoût et la lassitude pourraient vite prendre le pas dans une telle lecture, mais l’écriture de Can Xue (et la traduction de Geneviève Imbot-Bichet) parvient à maintenir une certaine fascination inquiète. Un peu comme dans les Volodine les plus sombres ou dans les Saisons de Maurice Pons (mais avec beaucoup moins de poésie), ce ressassement de la déliquescence est suffisamment sidérant pour faire effet jusqu’au bout. Je ne dirai pas que la Rue de la Boue jaune m’a emballé, mais ma curiosité a perduré et je ne me suis pas forcé pour le finir ce qui, vu le contenu, est déjà pas mal.
Bien sûr, il me manque un paquet de références culturelles pour saisir le propos réel de Can Xue, et ce en dépit de la courte préface qui propose deux pistes d’interprétation, l’une du côté de la métaphore politique et l’autre du côté du conte philosophico-fantastique. Certes, la première interprétation, même sans entrer dans le détail, reste relativement lisible dans le sens où la crudité choquante avec laquelle Can Xue décrit cette pourriture de toute une société et la manière dont les habitants de la rue se transmettent de manière chaotique et paniquée des rumeurs plus ou moins insensées à propos d’hommes envoyés par de nébuleux comités pour raser des têtes ou couper des oreilles reflète de manière claire et manifeste le climat de peur qui règne dans la Chine des années 70-80. Sans doute est-ce une manière un peu premier degré de lire ce livre : il faut s’en contenter, faute de mieux.