Objets et signes : langage universel d'une société atomisée

Jean Baudrillard, éminent sociologue, publie La Société de Consommation en 1970. Nous sommes alors encore aux balbutiements de celle-ci et je dois admettre avoir été stupéfait par ce livre visionnaire, par cette capacité de l'auteur à comprendre et analyser le rapport ambiguë, sacré, qu'entretiennent les hommes avec les objets, et ce de manière croissante au fil des ans. Au format de poche chez Folio Essais, comptez environ 315 pages, c’est court mais dense. L’ouvrage est organisé comme suit :

- Première Partie :

• La liturgie formelle de l’objet

• Le statut miraculeux de la consommation

• Le cercle vicieux de la croissance

- Deuxième Partie :

• La logique sociale de la consommation

• Pour une théorie de la consommation

• La personnalisation ou la plus petite différence marginale

- Troisième Partie :

• La culture mass médiatique

• Le plus bel objet de consommation : le corps

• Le drame des loisirs ou l’impossibilité de perdre son temps

• La mystique de la sollicitude

• L’anomie en société d’abondance

- Conclusion : De l’aliénation contemporaine ou la fin du pacte avec le diable.


En résumé, l'auteur explique notamment comment les Occidentaux, à l'origine de la société de consommation, ont abandonné la spiritualité au profit du matérialisme pur, la consommation devenant une quête de sens substitutive pour de nombreuses personnes. Son analyse visionnaire des changements culturels et sociaux qui découleraient de cette évolution a été confirmée par de nombreux développements ultérieurs de la société : perte de la foi progressive, substitution de l’église par le centre commercial, croissance délirante et déraisonnable des sociétés occidentales, consommation exponentielle de produits divers et variés, création tous azimuts de besoins factices etc.


« Tout le discours sur les besoins repose sur une anthropologie naïve : celle de la propension naturelle au bonheur. Le bonheur, inscrit en lettres de feu derrière la moindre publicité pour les Canaries ou les sels de bains, c’est la référence absolue de la société de consommation : c’est proprement l’équivalent du salut. » p.59


Baudrillard affirme que la force idéologique du bonheur ne découle pas d'une propension naturelle de chaque individu à le réaliser pour lui-même, mais plutôt du fait que le mythe du bonheur est devenu le réceptacle et l'incarnation du mythe de l'égalité dans les sociétés modernes. Pour être le véhicule du mythe égalitaire, le bonheur doit être mesurable. Il doit se manifester comme du bien-être quantifiable par des objets et des signes, contribuant ainsi à la résorption des fatalités sociales et à l'égalisation des destins : l’objet comme vecteur inconscient d’égalité.


Baudrillard anticipe dès lors les bouleversements majeurs de notre société liés à notre relation aux objets. Le sociologue introduit également le concept de 'simulacre', où les objets deviennent des signes déconnectés de leur réalité initiale, formant une réalité simulée. Le concept de "simulacre" que Baudrillard explicite est particulièrement intéressant car il suggère que les objets ne sont plus simplement des représentations de la réalité, mais qu'ils créent leur propre réalité, souvent déconnectée de leur utilité initiale.

Les chapitres que j’ai le plus appréciés correspondent à ceux développant des idées clés sur la sociologie de la consommation dont je vous livre ici quelques extraits :


« Les besoins ne visent plus tellement des objets que des valeurs, et leur satisfaction a d’abord le sens d’une adhésion à ces valeurs ». p.95


« Comme logique sociale, le système de la consommation s’institue sur la base d’une dénégation de la jouissance. La jouissance n’y apparaît plus du tout comme finalité, comme fin rationnelle, mais comme rationalisation individuelle d’un processus dont les fins sont ailleurs. La jouissance définirait la consommation pour soi, autonome et finale. Or, la consommation n’est jamais cela. On jouit pour soi, mais quand on consomme, on ne le fait jamais seul, on entre dans un système généralisé d’échange et de production de valeurs codées, où, en dépit d’eux-mêmes, tous les consommateurs sont impliqués réciproquement. Dans ce sens, la consommation est un ordre de significations, comme le langage, ou comme le système de parenté en société primitive. » p.110


« La circulation, l’achat, la vente, l’appropriation de biens et d’objets/signes différenciés constituent aujourd’hui notre langage, notre code, celui par où la société entière communique et se parle. Telle est la structure de la consommation, sa langue en regard de laquelle les besoins et les jouissances individuelles ne sont que des effets de parole. » p.112


Baudrillard critique la sociologie traditionnelle qui considère généralement la différenciation comme un besoin individuel alternant avec le besoin de conformité. L’auteur propose une approche basée sur la logique structurelle de la différenciation plutôt que sur des besoins individuels. Il remet en question le schéma de singularité/conformisme en faveur de la logique de différenciation/personnalisation, placée sous le signe du code. Les différences deviennent un matériel d'échange socialisé des signes et non une source de division. La consommation se définit dès lors comme un système de communication et d'échange, un code de signes émis, reçus et réinventés, un langage.


« La machine fut l’emblème de la société industrielle. Le gadget est l’emblème de la société post-industrielle. Il n’y a pas de définition rigoureuse du gadget. Mais si l’on admet de définir l’objet de consommation par la disparition relative de sa fonction objective (ustensile) au profit de sa fonction de signe, si l’on admet que l’objet de consommation se caractérise par une espèce d’inutilité fonctionnelle (ce que l’on consomme, c’est précisément autre chose que l’« utile »), alors le gadget est bien la vérité de l’objet en société de consommation. » p.169


Court, clair et bien écrit j’ai personnellement pris beaucoup de plaisir à parcourir ce livre de Jean Baudrillard. Je suis encore sidéré par la clairvoyance de l’auteur sur un nombre importants de sujets dont la plupart sont tout à fait d’actualité en 2023. Car au-delà de l’objet en lui-même l’auteur s’attarde ensuite sur le rôle de la publicité, sur les conséquences réelles de la société de consommation sur l’individu, sur sa libido, ses désirs latents, sur la notion de mythe etc. Bref, un ouvrage fourni presque d’anticipation sur les bouleversements majeurs liés à notre relation aux objets que je conseille à toutes les personnes souhaitant comprendre les fondements de notre société contemporaine.

silaxe
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le 2 déc. 2023

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