Tout commence ici avec des pages pour un peu hilarantes sur cette affaire dont la résonance devrait en elle-même nous faire honte (mais que diable avons-nous à foutre – justement – de cette histoire-là, de sexe et de pouvoir ?) : le monde prétendument libéral, le guide de l'humanité, le chantre de la liberté, le prophète du progrès en est à se faire des noeuds à la chose la mieux partagée pour une histoire de fellation présidentielle. C'est sans doute que, comme aurait dit Magritte : ceci n'est pas une pipe ! C'est un symptôme, le signe évident, certain, d'une tragédie nouvelle, le signe d'une nouvelle ère…
Dans ce roman absolument magistral, où le style le dispute constamment à l'intelligence, où chaque page vient écraser la précédente d'une nouvelle couche de maestria, Philip Roth ne règle pas seulement son compte à ce qu'il est désormais d'usage d'appeler la bien-pensance, véritable dictature intellectuelle et morale (ce qui est déjà un régal). Il livre aussi une profonde et puissante réflexion sur l'identité, la possibilité d'un soi dans ce monde-ci, en ce temps-là. Il illustre à merveille à quel point le moi, même à notre époque, plus encore à notre époque et sous nos tropiques, malgré notre supposée libération des fils communautaires et notre revendication d'affranchissement, l'annonce du règne de la liberté, l'identité est et reste pleinement social : « l'identité sociale est, disait Clément Rosset, la seule identité réelle ; et l'autre, la prétendue identité personnelle, une illusion autant totale que tenace ». Et si, comme le diagnostiquait un autre philosophe, « le ludique de la consommation s'est substitué au tragique de l'identité » (Jean Baudrillard), ce tragique- là n'a pourtant jamais été évacué… peut-être même au contraire.
De celui qui a consacré sa vie aux lettres à celle qui les a volontairement méprisées, du romancier à l'ancien combattant, de la mère à l'enfant et de part et d'autre de l'atlantique, la question du moi n'est jamais définitivement réglée. Plus encore, elle est sans cesse sur la brèche, en lutte, en tension pour se maintenir ou se redéfinir. Elle est constamment exposée et doit toujours être réassurée. Car telle est la loi du règne de l'animal politique qu'Hegel avait déjà bien résumée : « l'identité de moi n'est possible que grâce à l'identité de l'autre qui me reconnaît ».
La lutte que doit mener Coleman Silk pour être, pour faire face d'abord, pour sauver la face ensuite, depuis son enfance jusqu'à ses derniers jours, en est bien une magistrale illustration : c'est une lutte contre tous, contre les étiquettes et les rappels à son rang, sa couleur, sa condition. Une lutte d'autant plus âpre que la société est moins honnête, moins franche, plus impitoyable, qui laisse à croire au mythe du self made man quand tout ce qui est censé être possible n'est finalement jamais permis, quand la libération (de sa condition) est vue comme une transgression. C'est encore aussi une lutte contre soi, les illusions d'un moi réel, d'une vérité de l'être, d'une essence, telle qu'elle pourrait être indiquée par des empreintes, un code génétique ou, évidemment, une tache de naissance : autant de marqueurs éminemment personnels. Il n'en est rien car cela ne compte pas ! Et l'histoire de chacun des personnages, si profondément travaillé par Philip Roth que l'on ne peut plus dire d'aucun qu'il est secondaire, le montre encore. Chacun vit sur le bord de la falaise dans cette société où l'injonction à être est finalement peut-être plus forte encore, quoique plus pernicieusement, qu'elle ne le fut dans les communautés traditionnelles où chaque place semblait fixée une fois pour toute. de la lutte des classes, à la lutte des places, nous serions désormais passées, sous le joug du politiquement correct, à la lutte des faces…