Toujours pareil avec Shakespeare : faire le départ de ce qu’on sait, de ce qu’on croit savoir, de ce qu’on s’attend à lire et de ce qu’on lit devient vite compliqué. C’est peut-être ce qui le rend inépuisable, d’ailleurs, sans même parler de la question de la traduction. J’ai lu la Tempête dans celle de Pierre Leyris, qui fait le choix de la prose pour la prose et des alexandrins à rimes (et en nombre) libres pour les vers anglais. Ce qui ne dit pas grand-chose, si on y réfléchit.
Difficile de se détacher du descriptif. Dans la Tempête, il y a un naufrage et ses retrouvailles tirées par les cheveux comme dans l’Avare, et une intrigue amoureuse digne d’une mauvaise pièce de Marivaux. (J’attends impatiemment le jour où je ne tiendrai plus cette expression pour un pléonasme.) On trouve aussi un duc déchu et son usurpateur, un roi et son frère, “a salvage and deformed slave” et “an honest old Councillor”, un capitaine et ses matelots, un enchanteur et sa fille, une brute épaisse et des esprits.
Penser que le duc déchu est l’enchanteur, que la brute est l’esclave. Se dire aussi que tous sont un peu Shakespeare et que Shakespeare est chacun d’eux. Se demander pourquoi dans les faits ça ne fonctionne qu’avec Shakespeare, si ça fonctionnerait avec le même texte mais un autre nom sur la couverture. Il n’y a pas de raison : cette fameuse tirade conclue par “we are such stuff | As dreams are made on; and our little life | Is rounded with a sleep” (« Nous sommes de la même étoffe que les songes | Et notre vie infime est cernée de sommeil… », IV, 1), par la grâce du théâtre, fonctionne pour tout le monde : pour Prospéro qui la prononce, pour les acteurs qui jouent Prospéro qui la prononce, pour les autres personnages et les autres acteurs, pour les spectateurs qui virent, voient et verront Prospéro la prononcer, pour les lecteurs qui la lurent, la lisent et la liront. Et même pour les malheureux qui n’en soupçonnent même pas l’existence.
Prospéro, Caliban et Ariel sont peut-être respectivement Dieu, le Diable et la « fiancée céleste », ou le surmoi, le moi et le ça, ou la réflexion, l’instinct et la fantaisie, comme certaines interprétations le proposent. Pourquoi pas. Je les trouve surtout incroyablement plus vivants que bien des contemporains à l’âme aussi plate que le smartphone qu’ils se sont greffé.
Le reste de la pièce ? Presque rien. Une autre tirade (“... I’ll drown my book” / « … Je noierai ce mien livre ! »), quelques autres passages qui dépendront du choix du lecteur – j’aime beaucoup Trinculo découvrant Caliban (II, 2), “What have we here? a man or a fish? dead or alive?”, etc. Ce n’est pas grand-chose et pourtant beaucoup.

Alcofribas
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le 15 nov. 2019

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