"La Terre", le roman qui a fait traiter Zola de monstre, même par ses afficionados. Un roman qu'il a documenté par trois journées de visite des fermes beauceronnes et des lectures plus ou moins digérées. ça part mal, me direz-vous.
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Le roman se décompose en cinq actes, comme une tragédie. Il y a de très nombreux personnages, qui peuplent le village beauceron de Rognes, au coeur de cette campagne désespérément plate. Le fil rouge, c'est le destin du père Fouan, sorte de roi Lear qui décide de partager sa terre entre ses trois enfants en échange du versement d'un loyer. Il y a Fanny, mariée au très posé Delhomme. Buteau, le fils passionné de la terre, qui refuse d'abord sa parcelle, par dépit de voir la terre ancestrale découpée en trois. Un homme d'aspect débonnaire, mais en réalité violent, égoïste comme le sont les paysans, et calculateur. Enfin il y a le fils aîné indigne, Hyacinthe, alias Jésus-Christ, braconnier et saoûlard qui mène une vie irresponsable de plaisirs. Et puis voilà Jean, un brave soldat démobilisé, ouvrier agricole qui s'entiche de Françoise, la soeur de Lise, qui se marie à Buteau.
Le destin de Fouan est celui d'un Job qui accepterait son destin : il perd son épouse, terrorisée par Buteau, puis se réfugie chez Fanny, qu'il exècre pour sa maniaquerie, puis chez Buteau, dont il part après avoir été témoin d'une tentative de viol sur Françoise, sous les yeux mêmes de sa soeur. Fouan part chez Jésus-Christ, qui tente de trouver ses papiers de rente. Pendant ce temps, Françoise se réfugie chez la matriarche de la famille, la Grande (soeur aînée de Fouan), 90 ans d'avarice stoïque. Cette dernière organise le mariage de Françoise et Jean (que Françoise n'aime pas) et récupère la maison ancestrale en faisant chasser les Buteau par des huissiers. Finalement, Buteau viole, puis tue accidentellement Françoise enceinte. Il récupère la maison et en chasse Jean, puis tue Fouan en l'étranglant puis en faisant croire qu'il s'est brûlé en voulant détruire des papiers.
Le livre s'achève sur l'enterrement de Fouan, peu après celui de Fanny, et l'incendie de la Borderie, le grand manoir qui était tenu par un bourgeois épris de progrès, Hourdequin. Jean, écoeuré de la campagne, s'engage dans la guerre de 1870.
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Le rythme de l'ouvrage est assez lent, avec plus de méandres que "Germinal", car les situations de tension se jouent sur la durée (la trame s'échelonne sur dix années). On sent l'écriture sous forme de feuilleton, bien que la composition soit irréprochable.
Mais alors, quelles horreurs le lecteur ne se prend-il pas dans la figure ! Inceste, viol assisté par l'épouse, meurtre de femme enceinte que l'on pousse sur une faux ; accouchement simultané d'une femme et d'une vache (on perd le veau !) ; prostitution dans les fossés ; légumes engraissés au caca (sic) ; sexualité latente et lourde, animale ; meurtre d'un vieillard dont on brûle ensuite le visage pour en cacher le côté violacé (et qui n'est pas complétement mort !), et pire... lâchage de pets en cascade.
Je comprends que ce livre ait rebuté. Après, comme l'a souligné T. de Wyzewa (voir l'édition GF), Zola est le premier à avoir donné une vision complète des campagnes sans idéaliser les paysans comme le faisait Georges Sand. Il dépasse donc Balzac, qui avait cependant déjà mis le doigt sur la veulerie égoïste du paysan. Mais pour le coup, j'ai tendance à trouver qu'il y ait allé un peu fort.
C'est pourtant le même procédé que dans "Germinal". Il faut bien que des choses se passent pour aiguiillonner le lecteur, l'amener à s'interroger. Je suis d'accord, mais ici l'indifférence est peut-être un peu trop soulignée, si l'auteur n'appuie pas trop sur la sexualité.
Il n'en reste pas moins que l'analyse de la condition paysanne, malgré le peu d'expérience qu'un urbain comme Zola en avait, est ébouriffante. Des discussions politiques embrouillées aux mille commérages du village (radio-lavoir) en passant par les nombreux tableaux vivants (la séparation chez le notaire, l'arpentage, l'achat d'une vache au marché, les vendanges, l'arrivée du nouveau curé, le passage du candidat officiel aux élections, etc.. etc...), Zola est moins un écrivain réaliste qu'un symphoniste, qui sait parfaitement insérer ou combiner tel ou tel motif. J'aime beaucoup la scène où l'instituteur, qui s'est tu la plus grande partie du roman, engueule les paysans en leur annonçant qu'ils sont amenés à disparaître et les laisse sans voix. Cela fait écho au mépris du médecin et du curé pour leurs patients. Il y a aussi (et c'est ce que les afficionados n'ont pas pardonné au maître) des scènes d'authentique gauloiserie, réussies mais inattendues chez cet auteur.
"La terre" est le roman le plus âpre et le plus musqué de Zola. Il sent le purin et le foutre, ce qui peut rebuter, mais il est pourtant d'une composition redoutable.