Un homme d'exception
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Roman de la terre, du sang et du malheur, La Terre aux loups peut sans doute être considéré comme l’ouvrage le plus accompli, mais aussi le plus sombre, de Robert Margerit. Une fois n’est pas coutume, le récit est une sorte d’alliage de plusieurs genres littéraires, ce qui lui permet de se renouveler à plusieurs reprises. Avec une fluidité de maître dans le style, l’auteur développe ainsi une histoire sur plusieurs décennies, au cours du XIXe siècle et de ses tumultes politiques ; au cœur de la campagne limousine, de son immobilisme social, de ses blocages psychologiques et de ses secrets.
C’est la terre, la clé de voûte de toute cette histoire. La terre et son héritage, fait de traditions, de ressentiments proférés ou au contraire indicibles, qui sourdent derrière les grommèlements en patois ou les craintes superstitieuses. La terre et ses habitants, hobereaux arriérés et domestiques serviles, demi-humains toujours vivant dans la crainte de la punition assénée par le « Maître ». La terre et sa nature, ses paysages singuliers mais permanents, immuables ; nature dangereuse, parfois mortelle, où rôdent gros gibier et loups affamés, surtout quand vient l’hiver, morte saison où l’homme ne fait plus sa loi en ces lieux.
La plume de Margerit dépeint le domaine limousin du « Lern » avec une richesse de vocabulaire prodigieuse. Voilà un écrivain qui devait travailler un Littré à portée de main. Cette langue touffue (et pourtant jamais écrasante) en vient à nous faire réfléchir sur la signification de ce que c’est, « bien écrire », en littérature. Les tournures de phrases sont simples, mais la langue d’une infinie nuance, d’une redoutable exactitude, et donc, par là-même, d’une rassurante et satisfaisante robustesse. Nous sommes donc plongés avec beaucoup de réalisme dans l’univers campagnard du XIXe siècle, au cœur d’une nature à la fois nourricière et menaçante.
C’est principalement en son sein que se déroule l’essentiel de l’action du roman, les 150 premières pages étant consacrées à la fin des Cent-Jours vus de l’œil de Lucien de Montalbert, colonel de cavalerie dans l’armée de Napoléon. C’est durant cette partie que l’auteur offre au lecteur une formidable description de la bataille de Waterloo qui n’a rien à envier à celle qu’en fait Stendhal dans La Chartreuse de Parme, quoiqu’elle soit totalement différente de celle-ci. L'authenticité prime ici, aidée par la justesse imparable du vocabulaire militaire et équin employé par Margerit pour faire revivre ce baroud d’honneur du régime napoléonien. Les trois autres parties donc (plus de 300 pages au total), se focalisent sur le Lern, propriété familiale des Montalbert tombée depuis la Révolution en désuétude, que Lucien se met en tête de retaper afin de la rendre rentable et d’y mener une existence éloignée des sirènes de la vie parisienne.
Comme dans Le Château des Bois-Noirs, le Lern et son manoir sont un lieu qui retranscrit l’état psychologique de ses occupants, tantôt lézardé de fissures et empestant une puanteur exécrable, tantôt écrin verdoyant et giboyeux où le temps semble comme suspendu, paisible. On ressent là l’influence du roman gothique, de la symbolique de la décadence familiale illustrée par la décrépitude de sa demeure.
Si leur psychologie est moins fouillée que dans Le Château, les protagonistes de La Terre aux loups n’en restent pas moins saisissants par leur quasi amoralité, leur duplicité (fréquemment démentie par le narrateur omniscient, mais qui n’en affleure pas moins derrière chacune de leurs actions), produits d’un ego surdimensionné, en permanence conflictuel avec leur environnement familial et social. Les oppositions ne se font jamais frontalement, mais toujours de biais, avec la crainte de la réaction imprévisible, de la répercussion. Du moins pour la seconde génération des Montalbert, dont la filiation troublée permet d’expliquer, rétrospectivement, une fatalité qui n’est pas sans rappeler le destin des Rougon-Macquart tel qu’exposé dans Le Docteur Pascal.
Roman noir et profondément bouleversant, La Terre aux loups n’est rien de moins qu’un chef-d’œuvre romanesque, une expérience littéraire fascinante qui hantera sûrement le lecteur longtemps après l’avoir refermé. C’est tout l’art de la construction narrative de Margerit et sa science délectable de la langue qui sont mis au service d’un récit à la violence extrême mais singulièrement élégante et magnétique.
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le 23 juin 2022
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