J’ai été voir papa ce week-end. Nous avons joué à la bataille. Lui, qui a été champion de bridge, a trouvé le jeu amusant et s’est étonné de ne pas l’avoir connu plus tôt. En quittant la maison médicalisée, avant de reprendre le train, je suis passé par la maison. J’avais besoin de le retrouver, dans sa bibliothèque. Je suis tombé sur une édition originale, que je ne lui connaissais pas. J’ignore comment ce roman avait échappé à mes innombrables passages. J’ai pris le train avec Brassens, l’occasion de parler à papa.


Nous sommes en 1954. Papa a dix-neuf ans, l’âge de mon fils. Il est célibataire, il travaille, il va partir en Afrique. Il a pu aimer Brassens. Il l’a très certainement aimé, peut-être rencontré. Bien plus tard, nous chantions en famille lors des longs trajets en voiture. Son répertoire était immense et Brassens revenait souvent. Oh, toujours les mêmes chansons, voire les mêmes couplets. La censure maternelle ne laissait passer que les couplets audibles : Chanson pour l'Auvergnat, Les Copains d'abord, Les sabots d'Hélène ou Une jolie fleur.


Elle est à toi, cette chanson,
Toi, l'Auvergnat, qui sans façon,
M'as donné quatre bouts de bois
Quand, dans ma vie, il faisait froid,
Toi qui m'as donné du feu quand
Les croquantes et les croquants,
Tous les gens bien intentionnés,
M'avaient fermé la porte au nez...
Ce n'était rien qu'un feu de bois,
Mais il m'avait chauffé le corps,
Et dans mon âme il brûle encor'
A la manièr' d'un feu de joi'.


Le train file dans la campagne assoupie, j’ouvre le livre : « En ce temps-là nous habitons Montmartre. Une maison miraclifique de sept étages par temps calme et de six les jours de bourrasques. » La tour des miracles est un roman surréaliste, très proche du Boris Vian de L’écume des jours. Brassens joue avec les mots et les associations d’idées, s’affranchissant des contraintes de la chanson : la concision et la versification. Il ne développe pas d’histoire, mais une série de portraits truculents, rabelaisiens, foutraques et grotesques : Harpe éolienne, Corne d’Auroch, Courte-pattes, Huon de la Briève, Annie Pan-Pan-Pan, Voirie-Voirie, tous acteurs d'aventures absurdes issues d’un univers irrationnel, anarchiste et joyeusement paillard. À cette femme-autruche avaleuse de pierres, ce cocu de porte cochère, cette voisine nymphomane, ce détrousseur de cadavres, ce collectionneur de grands-mères et de grammaires, cette S.P.M.H. (Société de propagation des maladies honteuses), s'opposent les « pupazzi de pacotille », tous les autres, les tristement normaux… papa et moi. Seule la garce de Pile-Face crée une unité entre des chapitres vagabonds, écrabouillant la face des mécréants et des récalcitrants de la solide rotondité de son séant. Il manque à ce roman une âme. Pourtant, amis lecteurs persévérez, car il se clôt sur une bienvenue pirouette finale. Je suis certain que papa n’a pas oublié la Jolie fleur, sa ritournelle favorite. Nous l’entonnerons lors de mon prochain passage. C’est promis. Papa, ensemble :


Un' jolie fleur dans une peau d' vache
Un' jolie vach' déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis, qui vous mèn' par le bout du cœur.

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le 6 avr. 2017

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Step de Boisse

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