Il est de toute première instance que nous façonnions nos idées comme s’il s’agissait d’objets manufacturés.
Je suis prêt à vous procurer les moules.
Mais…
La solitude…

Léo Ferré, « La Solitude »


Si le XXe siècle a jamais révélé quelque chose, nous apprend Philip K. Dick dans ce roman, c’est bien ceci : la culture rend malheureux. C’est ce dont la technique et les guerres mécaniques ont été la révélation, laquelle fut permise avant tout parce qu’en des jours de tels ravages et inhumains progrès, les intellectuels prennent conscience que la culture ne sert de rien. « Oublie la voix chétive qui parle de la connaissance ; on vit à l’époque des armes à feu ; tu ne peux rien faire, que tu aies la connaissance ou pas […] » [p. 571] Ainsi se chuchote à elle-même Angel Archer, se ressouvenant de ses études passées, de ses années à lire dans la bibliothèque universitaire et qui ont somme toute montré leur futilité puisque, malgré son instruction, elle n’a « pas trouvé mieux qu’une place de vendeuse dans un magasin de disques ». [p. 698] Car le monde industriel n’a certes pas besoin de ceux qui se cultivent. Et, c’est son drame, il court au chaos à cause de la faiblesse des bons qui n’osent pas s’opposer aux insensés, les bons qui, comme Angel, finissent par accepter de sacrifier la probité à l’amitié – puisque quand l’amitié s’écroule il ne reste que : la solitude.


Lors, dans ces grands désastres de l’histoire, les activistes cultivés, aveuglés par leurs grands rêves d’idéal, sont livrés à la folie, en viennent à appeler, non plus les lendemains qui chantent mais : « Une infortune si grande qu’elle frapperait tout un chacun, jetant dans l’abîme les responsables tout comme les innocents. […] C’est cultivé d’être fou. » [p. 577] Être fou, oui, car il faut bien qu’il se passe quelque chose, puisque le monde change mais seulement de mal en pis ; il faut cesser la descente perpétuelle aux enfers, et si ce n’est par un redressement ce sera, fantasment les intellectuels opposés au pouvoir, par la destruction de tout ; qu’au moins l’horreur s’arrête, effondrée sur elle-même. Mais à mesure que le temps passe, on se rend compte de la vanité de ces grandes idées folles, des mots et des prises de position intellectuelles, et Angel est plus malheureuse que jamais qui, en vertu de tous les livres qu’elle a lus, ne s’étonne de rien : car le danger de lire est qu’on vit plusieurs vie, on est « déjà allés partout, on a tout vu par procuration ; tout vous est déjà arrivé » [p. 717], aussi n’y a-t-il guère que sa vie à elle qu’elle ne peut pas vivre, qu’il lui est impossible de vivre, attendu que ses sentiments et jusqu’à son indignation et sa tristesse même sont simulés, exprimés qu’ils sont à travers des mots écrits par d’autres : « […] je parle comme j’entends parler. » [p. 576] En proie à cette introspection désabusée, elle en vient à comprendre son mari Jeff, suicidé, non pas dans la folie des idéaux de sa jeunesse, mais par la lente désillusion progressive. Ce n’est pas une pulsion suicidaire démente qui l’a poussé à bout, « mais une faille plus subtile, une inaptitude au bonheur. » [p. 631] Fallait-il que John Lennon mourût aussi ?


Et faut-il préférer, à la déception de voir ses amis et ses icônes périr sans qu’aucun savoir y puisse remédier, la seule alternative possible, à savoir refuser la désillusion pour s’enfoncer dans l’idéal, c’est-à-dire dans la démence, comme l’évêque Timothy Archer, homme sensé, homme de bien qui, pour ne pas succomber au malheur, choisit la superstition ? Malgré toute son érudition et les livres qu’au cours du roman il ne cesse d’aller chercher dans sa bibliothèque pour s’y référer, il a perdu le sens commun. L’histoire du général Wallenstein qui finit par devenir fou, accordant du crédit aux affabulations astrologiques et mourant de ses ridicules obsessions, cette histoire qu’il connaît bien n’évoque rien à Archer, qui dit au sujet du général : « Comment un homme intelligent, éduqué, un grand homme en vérité, l’un des plus puissants de son époque… comment a-t-il pu se mettre à croire à cela ? » [p. 702] Qu’a-t-il à faire de toute sa science, puisque refusant l’introspection qui conduit au malheur, il est incapable de reconnaître à travers Wallenstein son propre égarement, tel David qui croyant condamner un bandit, se juge lui-même (cf. 2 Samuel, 12, 1-15) ! Et comme David, Timothy Archer sera puni par la mort de son fils, puisqu’il a délaissé le vrai Dieu, le Dieu de compassion. Il lui a préféré la connaissance, qui ne sert à rien. Et quand il s’en rend compte, il est trop tard : il a déjà perdu son fils, sa maîtresse, et s’est engagé irrémédiablement sur les sentiers de la perdition. Le livre que nous avons entre les mains n’est-il pas en effet la compilation des souvenirs d’Angel Archer, seule survivante de la folie du siècle, la mort ayant emporté tous ceux à qui elle tenait (« Elle les a choisis sans toucher aux autres. » [p. 575]) ? Il est donc d’avance trop tard, car l’histoire qui se déroule à nos yeux est d’ores et déjà révolue, et comment Angel pourrait-elle modifier ses souvenirs quand c’est tout ce qui lui reste du passé ? Tout ce qu’elle peut encore faire, c’est renoncer à la connaissance ou, dans ses mots à elle : « […] chasser définitivement de mon esprit des idées sur d’autres idées, en une spirale jusqu’à l’infini. » [p. 775]


Or Edgar Barefoot, sorte de gourou qu’elle prend pour un charlatan et qu’elle est allée écouter précisément pour se dégoûter de la connaissance, la prend à part et lui révèle, comme Jésus aux apôtres, le sens de son enseignement : « Les gens qui viennent m’écouter, je leur propose un sandwich. Les imbéciles écoutent mes paroles ; les sages mangent le sandwich. » [p. 786] Tel est le moyen de découvrir l’issue de l’Histoire, la porte étroite cherchée en vain par Korim dans Guerre et guerre mais trouvée par Amantha dans L’Esclave libre (1) : le moyen de la franchir est de revenir au corps, car l’homme ne se nourrit pas de mots ; c’est le corps qui mène au cœur et à l’esprit, non le cerveau. Et Barefoot d’avancer que Timothy Archer, avant sa mort, a peut-être trouvé, non pas la connaissance qu’il cherchait, mais ce « qu’il aurait dû chercher » [p. 791, l’auteur souligne] : la compassion. Oui, peut-être, desséché par le soleil du désert, assoiffé, a-t-il, grâce aux affres endurées par son corps, trouvé l’eau-vive jaillissant du creux d’un roc. Il lui était alors trop tard pour agir avec compassion, puisqu’il se mourait sans personne à ses côtés, mais il était temps encore pour comprendre que le cerveau ne comprend pas, mais seulement le cœur – et ainsi ne point mourir à l’éternel. Les hommes sont par les circonstances forcés à veiller sur leurs prochains : telle est la grâce qu’ils ont reçue. Et c’est la seule grâce providentielle, et rien d’autre ne permet d’échapper à son destin, celui de devenir « un marchand de mots » [p. 793]. Telle est la vérité, l’ultime conscience de soi, l’être même de Dieu, cet anokhi qui est le moi éternel de Dieu, qui est ce qui permet à Dieu d’affirmer : « Je Suis celui qui Suis » (Exode, 3, 14). Ainsi Timothy Archer était-il allé chercher, dans le désert, l’anokhi légendaire dont de vieux manuscrits lui avaient soufflé l’existence ; pourtant cherchait-il autre chose, puisqu’il en avait après la connaissance ; mais il a cependant trouvé ce qu’il cherchait sans s’en douter : l’anokhi véritable, qui est l’empathie. Et c’est peut-être ce qu’Angel trouvera aussi, elle qui se décide à recueillir l’hébéphrénique Bill Lundborg dans l’espoir de le soigner. Mais comme souvent (pour ne pas dire toujours), le génial Dick dont l’âme sans doute est de Russie, laisse à ses personnages le soin d’arpenter seuls les derniers milles ; et de tout cœur, nous les accompagnons.


  • La Trilogie divine, 2013, éditions Denoël, collection « lunes d’encre », traduction de Robert Louit (1981) révisée par Gilles Goullet (2013)

(Critique rédigée après avoir lu le livre de Dick, le 25 avril 2020.)


Note
(1) Romans de László Krasznahorkai et de Robert Penn Warren.


SugarBoy
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le 17 mai 2022

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Gaspard Rivron

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