Longtemps difficile à trouver, ou à des prix prohibitifs sur le marché de l’occasion, La Vallée de l’éternel retour bénéficie enfin d’une réédition digne de sa place centrale dans l’œuvre d’Ursula Le Guin. Couverture à rabats, illustrations soignées, pages au grammage conséquent et teintes chaleureuses — un camaïeu de beige et d’ocre, présent jusque dans la police de caractère —, on ne peut pas dire que Mnémos ait mégoté sur la qualité du traitement. Tout au plus regrettera-t-on le choix d’une couverture souple, une option sans doute privilégiée afin de diminuer un prix déjà élevé. Bref, on ne tarit guère d’éloge devant l’apparence de cet objet, écrin somptueux pour un véritable livre-univers écrit à hauteur d’homme à la manière d’une étude ethnologique.


En effet, voici un OLNI. Un livre conçu comme une sorte d’archéologie du futur aux dires de son auteure. « Ce qui fut, ce qui pourrait être, repose, tel des enfants dont nous ne pouvons voir les visages, dans les bras du silence. »


Ainsi, La Vallée de l’éternel retour dévoile en ses pages une culture imaginaire, celle du peuple Kesh. Un peuple vivant dans un futur indéterminé, quelque part dans une Californie transfigurée, devenue île suite à une catastrophe — The Big One étant sans doute passé par là — et dans laquelle infusent encore les pollutions et toxines du passé, celles de notre présent.


L’approche d’Ursula Le Guin se veut complexe et transversale. Il n’est pas question ici de s’attacher au destin d’une seule personne, proclamée héros d’aventures fictives, mais plutôt de découvrir une terre, un peuple et le lien intime, voire viscéral, unissant l’un à l’autre. L’auteure américaine opère une mise en abîme, nous invitant à prendre connaissance des informations rassemblées par une équipe de chercheurs. Un assemblage hétéroclite se composant de chants, de poèmes, de biographies, de contes, de mythes, de recettes de cuisine, de descriptions de rituels, auxquels elle adjoint un glossaire — appelé l’arrière du livre — où sont rassemblés les éléments de nature plus descriptive et explicative. Ce flux d’informations, en apparence dépourvu de ligne directrice, fait surgir par touches successives une culture entière, censée vivre dans un futur éloigné de notre époque, et pourtant enracinée dans le passé des chercheurs qui l’étudient.


D’aucuns pourraient juger le dispositif rébarbatif, pour ne pas dire ennuyeux. Ils n’auraient pas complètement tort car La Vallée de l’éternel retour n’est pas le genre d’ouvrage qui se laisse lire sans faire un peu d’effort. A l’instar d’un J.R.R. Tolkien ou d’un Jeff Vandermeer (en moins délirant tout de même), Ursula Le Guin crée un monde en nous distillant ses clés. Chaque fragment, chaque information entre en résonance, réveillant des échos familiers, et suscite une sorte de nostalgie. Et on s’immerge au sein de cette communauté, à la fois autre et pourtant si proche…


A lire cette chronique, on pourrait croire que la partie romancée se trouve réduite à la portion congrue. Toutefois, enchâssée au cœur de l’ouvrage figure l’histoire de Roche Qui Raconte, récit biographique fournissant une accroche plus intime au livre de Le Guin. Il nous permet de sortir de la vallée et d’appréhender d’autres cultures, en particulier celle du Condor. Et au travers de l’histoire de Roche Qui Raconte, l’auteure construit une opposition entre la voie suivie par les Kesh et celle du Condor. A l’instar des Dépossédés, le peuple de la vallée a élaboré une culture se fondant sur une éthique. Économie démonétisée, besoins superflus évacués, libre accès à la connaissance, via le système de l’Échange, égalité entre hommes et femmes, même si l’organisation sociale semble clairement matriarcale, interactions avec l’environnement plus respectueuses pour celui-ci, la culture Kesh a toutes les apparences de l’utopie réalisée. On reconnaît bien là une des thématiques principales d’Ursula Le Guin, aux côtés de celle de l’altérité.


Réflexion sur la mémoire et le caractère éphémère des cultures, La Vallée de l’éternel retour s’avère l’œuvre la plus personnelle et sans doute la plus difficile d’Ursula Le Guin. C’est aussi la plus passionnante, à la condition d’accepter son parti-pris.


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le 17 févr. 2017

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