C’était le dernier melon du magasin. Il était là, tout seul sur son coin de rayon, confortablement installé entre des cageots débordant de fraises à sa droite et de cerises à sa gauche. Il avait l’air assez triste, abandonnée là par tous les siens entre tous ses arrogantes petites bandes de fruits rouges qui roulaient des mécaniques, mises en confiance par la force du nombre.
C’était une fin d’après-midi de lundi par une journée ensoleillée de la fin du mois de juillet. Le soleil brillait haut dans un grand ciel bleu sans nuage, s’en venait frapper un goudron bouillant pour vous cuir par le dessous en même temps que par le dessus. Je rentrais du travail, une de ces journées de travail faite d’un de ces matins puis d’un de ces midis puis même d’un de ces après-midis de lundi par une journée ensoleillé de la fin du mois de juillet. Une de ces journées ensoleillées de la fin du mois de juillet où ça sent les vacances quand on part pour le bureau, puis encore quand on rentre chez soi, où on aimerai bien passer la journée installé en terrasse à regarder les gens passer mais où il faut bien aller travailler quand même. J’avais passé la moitié de la journée à avoir trop chaud devant mon PC, et puis quelqu’un a mis la clim, alors j’ai passé le reste de la journée à avoir trop froid.
Je rentre maintenant chez moi, je suis dans le petit parc qui se trouve sur ma route et alors que je profite de la léchouille du soleil sur mes bras pendant qu’un petit courant d’air me caresse doucement le visage, que je passe sous les ombres des arbres qui dansent joyeusement sur les pavés, que les enfants jouent au football sur la pelouse, que les parents les regardent assis sur un banc, que de jeunes couples bronzent paresseusement en plein soleil, que les boules roulent doucement vers des cochonnés sur la terre battue des terrains de pétanques, que des petits groupes en cercles entourent leurs réserves de bières et de rosés comme s’il priaient de tous leur cœur le dieu de la picole, je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir manger ce soir.
Et je me dis que tiens, comme je n’ai pas tellement fin, et que j’aimerais bien quelque chose de frais, je me ferais bien un melon pour le diner. Un bon melon pour le diner avec du jambon de Bayonne, du jambon de Parme ou tient même pourquoi pas du jambon Serrano. Un de ces bons jambons foncés qui s’accordent si bien avec le melon, justement, puisque c’est ça que j’allais me faire pour le diner.
Me voilà donc devant le dernier melon du magasin, me disant que parfois les choses se font bien, que tout s’aligne correctement, que tous s’arrange pour le meilleur et j’avais maintenant le melon presque dans la main, et je sentais presque son contact sur ma peau, et je le soupesais déjà mentalement quand une petite vieille dame est apparue pour me demandait si elle pouvait prendre le dernier melon, parce que, ce soir, elle avait prévu de manger du Melon au Porto pour le souper. Une petite vieille dame vraiment petite, vraiment mince avec des épaules qui semblait sur le point de s’effondrer, si bien que je me demande comment elle a pu vivre si longtemps et traverser toutes ses époques avec un si petit corps fragile, sans jamais se casser en deux à un moment donné. Une petite vieille dame qui ne doit plus sourire très souvent, dont les traits du visage semblent s’être figé à mesure que le temps passait, si bien que quand je lui ai laissé mon melon du diner et qu’elle m’a souri, son sourire ne semblait pas très naturel, comme si ses muscles retrouvés une fonction depuis longtemps oubliée.
Et alors que je contemple cette petite vieille dame partir avec mon melon du diner qui est maintenant son melon au Porto du souper, que je l’imagine dans son grand salon vide, qui est en fait un petit salon qui paraît grand à côté de sa petite silhouette fluette, installée sur son vieux canapé en velours rouge maintenant rose délavé à fleurs dorées dorénavant grisâtre, en face des photos de ses petits-fils qu’elle voit trois fois l’an, la voilà qui disparaît. La voilà qui disparaît comme elle était apparu.
Je me mets alors à me dire que j’aimerai lire ce que Brautigan aurait à raconter sur cette petite vieille dame qui apparait et qui disparaît pour venir vous prendre vos melons du diner, ou alors sur sa rencontre avec la petite vielle dame qui apparait et qui disparaît pour venir vous prendre vos melons du diner, ou alors sur la vie qu’il imagine pour cette petite vieille dame qui apparait et qui disparaît pour venir vous prendre vos melons du diner.
Ça serait une petite nouvelle de quelques pages, peut-être même tout juste une page recto-verso, avec un drôle de nom improbable, comme « La disparition du melon du dîner », « La vielle dame au Melon » ou alors pourquoi pas « La vieille dame qui apparait et qui disparaît pour venir vous prendre votre melon du souper ». Ou alors ça ne serait même pas une nouvelle mais juste une anecdote dans un livre qui n’est fait que de petites histoires sur le temps qui passe. Un petit passage qui paraîtrait incroyablement innocent mais qui vous marquerait pour toujours, à laquelle vous repenserez à chaque fois que vous croiserez dans la rue une petite vieille dame fragile ou alors que vous irez acheter un melon. Il utiliserait les mêmes mots que votre cousin de 13 ans s’il devait raconter la même histoire de rayon, de melon et de vieilles dames. Ça serait d’une simplicité déconcertante mais il y aurait là quelque chose d’unique, quelques-chose qui n’existe nul par ailleurs. Ça serait beau à en pleurer et triste à en sourire, ça serait drôle et émouvant, familier et déconcertant. Ça serait un petit bout de vérité, une petite tranche imparable de vie contenu sur une quantité invraisemblablement petite de pages.
J’ai finalement opté pour de l’avocat et du thon et quelques gouttes de citron par-dessus le tout pour le diner, parce que je n’avais toujours pas très faim, mais alors que j’étais devant mon assiette je n’ai pas arrêté de penser à ce melon tout seul dans son rayon, mon melon du diner, à cette vieille petite dame et son melon au Porto du souper et à ce petit bout de texte, à cette nouvelle ou à ce cours passage qui n’existera jamais.
Et puis finalement j’avais encore faim, alors j’ai mangeais un Liégeois au chocolat.
Et puis même un deuxième après ça.