L'ouvrage de Dominique Kalifa porte sur un thème cher à l'histoire culturelle et pourtant assez mal connu, comme en témoignent les enquêtes menées avec ses élèves (intercalées dans le livre avant les chapitres) auprès des passants. S'ils (les passants interrogés) sont parfois capables de resituer la période, c'est bien souvent, de leur propre aveu, une vague idée qui leur vient, comme un souvenir d'école qui renverrait à une époque révolue, plus ou moins lointaine. Ont-ils pour autant tort ?
Une des ambitions de l'auteur est de faire comprendre qu'une expression telle que « Belle Époque » est ce qu'on appelle un chrononyme, un nom donné à une période, prétendant lui conférer une unité thématique du point de vue historique : les « Lumières », le « siècle de Louis XIV », le « Moyen Âge ». Il peut aussi bien être le fruit d'une production individuelle (ou partiellement individuelle : Jean Fourastié et ses « Trente Glorieuses ») que collective comme c'est le cas pour la Belle Époque. Construction rétrospective désignant les années 1900 à 1914 (même si l'auteur nous montre bien à quel point beaucoup d'acteurs ont pris la liberté d'étendre à loisir ces bornes pour les accommoder à un contexte), la Belle Époque renvoie à une période prétendument heureuse, d'essor culturel, technologique, philosophique et social, qui précède le gouffre et la « brutalisation » (George Mosse) dans laquelle la Première Guerre mondiale plonge l'Europe à l'été 1914.
Dominique Kalifa n'a de cesse que de mettre en garde vis-à-vis de l'utilisation abusive du terme : les acteurs des années 1900 ne connaissaient pas la Belle Époque. Le terme n'apparaît qu'après. La démarche qui s'emploie à circonscrire cette Belle Époque, à essayer de lui insuffler une vie qu'elle n'avait de toute évidence pas (ou seulement à la marge) est dangereusement téléologique, un écueil que tous les historiens doivent à tout prix éviter. L'objet « Belle Époque » serait donc anti-historique, à combattre car produisant des vérités erronées (ou du moins partielles) sur une période fantasmée. Néanmoins, l'expression existe, c'est qu'elle doit avoir une forme de pertinence : c'est alors que l'historien s'humilie pour revenir aux usages de l'expression, pour comprendre les raisons de son apparition, ainsi que les évolutions auxquelles elle a été soumise. L'auteur dresse donc une forme de généalogie (même si le terme lui déplairait) de la Belle Époque, en tout cas une fresque qui prend en compte le temps et la manière dont il affecte la « Belle Époque » en tant qu'expression construite.
À travers ce récit d'une Belle Époque en mouvement, sans cesse reformulée et rééditée (puisque c'est à travers des matériaux culturels que l'historien mène ici son enquête : les livres, les films, les journaux, les expositions, la mode, l'histoire elle-même, les acteurs bien sûr, etc.), c'est une fois de plus aux représentations sociales qu'il s'agit de donner de la valeur : mettre en avant la façon dont les contemporains d'une époque ont construit, par le biais d'un certain nombre de supports (cités juste avant) ce qu'on appelait les « mentalités » d'une époque, qui se sont aujourd'hui diluées dans les « représentations », c'est-à-dire un corpus de valeurs, d'idées, de concepts établissant un imaginaire produit collectivement, s'affranchissant des périodisations abruptes pour s'installer dans des temporalités plus souples, s'incarnant (au moins pour partie) socialement. Dans l'épilogue (page 211 notamment) Dominique Kalifa pose la question de la nostalgie, qui est au cœur du thème de son livre : est-ce nécessairement un mal ? Sans doute érode-t-elle un certain nombre de détails (construisant par exemple une Belle Époque toute parisienne et aristocratique, absolument pas représentative de la France des années 1900-1914). Néanmoins, elle est aussi à l'origine de la construction d'une expression féconde en interprétations et surtout porteuse d'une nouvelle couche d'histoire : celle de l'époque qui façonne l'expression. Les années 1930, puis l'après-guerre et les années 1960-1970, jusqu'au tournant du XXe-XXIe siècles. L'objet de l'étude est donc pluriel : la Belle Époque certes, mais également tous ces autres moments qui ont fait d'elle ce qu'elle est, même si elle est amenée à évoluer encore.
C'est la raison pour laquelle un des messages important de ce travail, qui vaut bien au-delà du seul thème de la Belle Époque, réside dans ce que l'auteur appelle le « mélange des temps ». Il cite par exemple Roland Dorgelès : « Le seul passé qui compte est le passé vivant qui se transforme avec nous » (page 213). Au même titre qu'un souvenir qui se modifie à chaque fois qu'on le reconvoque, la Belle Époque évolue, s'infléchit avec les époques qui la brandissent, avec des objectifs parfois très différents. Période de transition particulièrement propice à des incertitudes produites par un progrès technique déroutant, dont les archives ne sont pas toutes facilement accessibles, il semble logique que le label « Belle Époque » ait été l'objet d'usages nombreux, parfois malhonnêtes, souvent innocemment imprécis, conduisant à ce qu'aujourd'hui nous appelons ainsi : il n'y a pas de « véritable » histoire de la Belle Époque, pas plus qu'il n'y a « une » Belle Époque du point de vue historique (même si c'est toujours « la » Belle Époque). Mais il semble que l'appellation doive demeurer, avec son lot d'impasses, de pièges, mais également de révélations sur la société française (mais pas que) jusqu'à aujourd'hui.
« Il faut être absolument moderne » écrivait Rimbaud dans Une Saison en enfer ; Rimbaud en qui on a voulu voir l'un des inspirateurs de la Belle Époque (sinon l'un des acteurs d'une Belle Époque anticipée) : cela vaut pour l'Époque elle-même mais cela pourrait aussi rendre compte (en partie) de la manière dont ont a voulu projeter, remanier, reconstruire, réactualiser la Belle Époque.