Le cycle dérobé
L'histoire nous est d'abord amenée de deux points de vue différents. Celui de Joseph Adams, un de ceux chargés d'entretenir une illusion aux yeux de la majorité des humains. Parmi cette majorité...
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le 7 sept. 2015
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« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » (Georges Bernanos, La France contre les robots)
Admettons donc d’abord qu’il en est ainsi et abordons, cette certitude bien en tête, le monde post-apocalyptique de 2025 que Philip K. Dick dépeint dans son livre. Curieux « post-apocalypse » si l’on s’attend à une Terre calcinée d’où s’élèvent des fumées d’incendie sous un ciel écrasé de nuages noirs ; cela, c’est le « post-apocalypse » de la plupart des auteurs de science-fiction. Mais c’est un livre de Dick que nous avons ouvert, et par conséquent il faut, cette fois-ci comme souvent, avoir recourt à une terminologie chrétienne : après l’apocalypse, l’Éden perdu a été rétabli sur la Terre. Le monde est un jardin verdoyant que se partagent quelques hobereaux tandis que, loin sous la surface du sol, des millions de damnés purgent leur peine, prisonniers d’abris anti-atomiques dont ils craignent de sortir par peur de mourir.
Mais comme c’est Dick qui a écrit le livre que nous avons sous les yeux, il faut aussi chercher plus loin que les apparences : car loin s’en faut qu’il en aille, du paradis et de l’enfer, comme on le croirait au premier abord ! Dieu n’a pas lui-même opéré le partage, le Jugement n’a pas eu lieu et les Temps n’ont certes pas pris fin. Les troglodytes sont depuis quinze ans reclus dans leurs abris souterrains par peur d’une guerre atomique qui s’est terminée, à leur insu, treize années plus tôt ; ils fabriquent des « solplombs », des robots destinés, croient-ils, à la guerre, et dont ceux de la surface se font des domestiques. Les Yancees, ces seigneurs qui se sont partagé la Terre, entretiennent la supercherie auprès des habitants du sous-sol, au moyen de reportages truqués et de discours mensongers, afin de rester les seuls maîtres du monde et de maintenir l’humanité dans le servage.
Mais reprenons la citation de Bernanos. En quoi y a-t-il, dans le roman de K. Dick, conspiration contre la vie intérieure ? La manipulation des esprits passe, bien sûr, par le bannissement de toute intériorité. C’est pourquoi les troglodytes (appelons ainsi ceux qui vivent sous terre, bien que l’auteur n’emploie pas ce terme), qui retenus dans une cave sordide n’auraient pas grand-chose à faire que de méditer et rentrer en eux pour échapper en esprit à leur prison souterraine, sont constamment pressés, par l’intermédiaire d’un com pol (commissaire politique), de respecter les quotas imposés par le gouvernement : construction de tant de solplombs par mois, pour l’effort de guerre. Mais pour s’assurer que les esprits soient parfaitement enchaînés, la vie sous terre est accompagnée d’un fond musical obligatoire – hélas ! qu’imaginer de pire ? Déjà dans la France d’aujourd’hui nous sommes affligés de telles musiques d’ambiance insupportables : les magasins nous l’imposent non seulement à l’intérieur, mais sur les parkings et dans les rues ; et il n’est pas jusqu’au coin le plus reculé de la campagne profonde où les chants d’oiseaux ne soient couverts par la cacophonie exécrable d’une enceinte portative, vomissant des notes électroniques discordantes et des braiements vocodés.
Dans les sous-sols des troglodytes, point de silence non plus, et pas une seconde de paix : sollicité de toutes parts, Nicholas Saint James, président élu (par les autres troglodytes) de l’abri Tom Mix, ne sait plus quoi penser, parce qu’il ne peut plus penser : le com pol Nunes le menace de quotas et de sanctions, ses administrés mécontents se plaignent et le menacent à leur tour. « Et s’il en avait eu la possibilité, peut-être aurait-il pu réfléchir. Se retrouver lui-même. Non pas Nicholas Saint James, président de l’abri Tom Mix, mais l’homme qu’il était ; et alors il saurait, il saurait vraiment, si le commissaire Nunes avait pour lui le bon droit et si la loi était la loi. » (p. 46) Mais dans la cacophonie, sans possibilité de solitude, de vie privée, la remise en cause des règles semble ajournée pour longtemps.
Or il serait précipité de croire que, pour les Yancees et les autres habitants de la surface, la vie intérieure est de mise. Si l’enfer créé par les hommes a un je ne sais quoi de convaincant, ils paraissent incapables en revanche d’édifier le paradis. C’est qu’ils culpabilisent, en haut, du sort de ceux d’en bas. Ils sont suffisamment égoïstes pour ne pas entreprendre de changer les choses, mais pas assez pour considérer la situation comme juste. C’est le cas, du moins, de Joseph Adams, qui se sent terriblement seul le dimanche soir ; au brouillard qui tombe sur l’océan, répond un brouillard dans son cœur. Et seul, il l’est ! « La plupart sont stériles » (p. 164), apprend-on au sujet de ceux d’en haut. Conséquences de la guerre nucléaire : le prix à payer pour être resté à la surface. Mais la solitude de Joseph Adams a une origine plus profonde que l’absence de famille : « Pour une raison inconnue – il ne cherchait pas à s’analyser trop profondément – il était encore plus seul en compagnie de Colleen Hackett que sans elle […] » (p. 10) La présence d’une autre le met face à la réalité, l’empêche de se perdre en ses pensées, d’imaginer. Le met face à la réalité et face à soi – ce qu’il se refuse à faire. Si en bas, on vous interdit la vie intérieure ; en haut, on se l’interdit à soi-même ! On empêche les autres de comprendre l’injustice qu’ils subissent, mais on s’empêche soi-même de comprendre trop l’injustice qu’on cause. Ainsi Joseph Adams croit parfois entendre une voix faible, celle de sa conscience « depuis longtemps rejetée au fond de lui » (p. 58).
Par nature, les Yancees ne sont pas même capables de jouir du paradis qu’ils se sont aménagé. Comment le pourraient-ils ? Les simples sont capables, une fois le travail achevé, de profiter du dimanche ; les artistes et les rêveurs aussi, peut-être ; mais ce ne sont ni des simples, ni des artistes, ni des rêveurs qui ont imaginé ce traquenard infernal, ce mensonge planétaire dont ils retiennent captifs l’humanité. Ceux qui pourraient se réjouir du paradis sont en enfer ; ceux qui sont dans le paradis y vivent comme s’il s’agissait d’un enfer parce qu’ils portent l’enfer en eux. Joseph Adams, honteux parfois de l’injustice à laquelle il participe, finit quand même bien par s’en rendre compte : « Notre entreprise de faux en tous genres, songea-t-il, ne nous laisse pas un moment de répit ; nous sommes peut-être l’élite dirigeante, mais nous n’avons pas le loisir de souffler. » (p. 138) Le dimanche n’existe pas pour les damnés. Ils travaillent sans cesse pour échapper aux dimanches, au recueillement du repos.
La réduction de l’humain à sa partie matérielle, l’éviction de son esprit, supprime la différence ontologique entre l’humain et la machine. Celle-ci fait désormais partie intégrante de l’homme, est devenue un organe essentiel à sa vie : un organe aussi précieux que le cerveau, et non un simple auxiliaire. Quand Joseph Adams veut écrire un discours mensonger destiné aux troglodytes (c’est son métier), il donne quelques mots clef à une machine, qui développe le sujet à sa place : « Honnêtement, pensa-t-il, je ne crois pas que j’y arriverais, pas sans cette machine ; je dépends d’elle maintenant. » (p. 12) Les hommes, êtres de langage – et parmi eux, ceux dont c’est le métier que d’écrire, de manier les mots – s’en remettent aux machines même quand il s’agit de langage. Et le langage écrit n’est lui-même que « matière verbale » à laquelle une autre machine donne de la substance : ce ne sont pas des hommes qui prononcent ces discours aux troglodytes, mais un simulacre mimant à s’y méprendre un homme, charismatique, à la voix chaleureuse et aux gestes gracieux. C’est ce simulacre, Talbot Yancy, que les troglodytes prennent pour leur guide, dont ils boivent les paroles, en qui ils placent leur confiance pour gagner la guerre. Ce Big Brother à qui les Yancees font dire ce qu’ils écrivent et sans lequel leurs discours sonneraient creux. Un simulacre qui parle plus humainement que les humains. « C’est pour ça que ça a l’air vrai » (p. 155), explique l’un des troglodytes remontés à la surface depuis longtemps à un autre habitant souterrain qui vient de sortir à l’air libre : oui, en toute bonne foi et sans sarcasme, il explique le fait que les mensonges ont été gobés par le fait que c’est une machine qui les a dits, tant il est évident, pour les hommes de ce monde post-apocalyptique, qu’une machine est plus proche de l’homme que ne l’est l’homme lui-même ! L’homme peut éventuellement produire la matière verbale, mais c’est la machine qui donne l’être au verbe. Comment, du reste, s’en étonner ? quand on voit que les références culturelles de Joseph Adams pour écrire ses discours consistent principalement en une « collection de textes de référence sur les spots publicitaires TV du grand XXe siècle d’antan, en particulier les créations inspirées de Stan Freberg concernant la barre chocolatée Mars » (p. 12) et que depuis la guerre, la vraie culture a visiblement disparu, puisqu’Adams ne sait pas ce que c’est que des mémoires ou un stylo à bille, et qu’il croit du plus grand effet d’utiliser des expressions archaïques qu’il ne maîtrise absolument pas, comme « je te le consens » au lieu de « je te le concède ».
Or donc, à tous les niveaux, la machine a pris une place essentielle dans la société. Dans la sphère privée, chez Joseph Adams : « Sous ses pieds il sentait, lui, le seigneur, la vie bourgeonnante de cette maison qui était la sienne, et un peu du brouillard qu’il avait en lui se dissipa, même s’il ne s’agissait là que de robots comme disaient jadis les Tchèques : leur mot bizarre pour désigner des travailleurs. » (p. 16) Mais également dans la sphère publique, à l’échelle mondiale : le Conseil des solplombs de Mexico, instance juridique internationale, a été institué comme « arbitre final », « corps constitué au-dessus des gouvernements » (p. 80). C’est donc à des machines que l’humanité s’en remet pour décider de la justice en dernier ressort, de même que les peines sont distribuées, dans la bande dessinée S.O.S. Bonheur de Van Hamme et Griffo, par un ordinateur. Et si l’ordinateur faisait fausse route ? Mais l’ordinateur ne fait pas fausse route. Et s’il ne saisissait pas les singularités purement humaines de chaque cas ? Mais nous avons déjà dit que, sans vie intérieure, il n’y a pas de singularités purement humaines.
Aucun risque, donc, que les ordinateurs causent du tort aux humains. D’ailleurs, quand des solplombs endommagés sont renvoyés dans les sous-sols pour être réparés par les troglodytes, ces derniers ne manquent pas, avant d’y toucher, de les aseptiser : le métal froid du robot est bénin pour eux, mais ils craignent la vie qu’ils peuvent transporter, les microbes de la surface dont ont leur rebat les oreilles chaque jour à la télé. C’est la vie qui fait peur, pas la machine ; c’est la vie et non la machine, qui est un danger pour la vie. C’est la vie qui est la mort et, par conséquent, c’est le non-vivant, le métal, qui est la vie : et quand, dans un faux reportage de guerre, le troglodyte Nicholas Saint James voit des solplombs entrer en fusion (prétendument à cause d’une arme terrifiante de l’ennemi naturel de l’Occidental, le Russe), il est pris de nausée et détourne les yeux comme s’il s’agissait d’êtres humains. Et que les habitants du sous-sol, réduits volontairement et à leur insu à un état d’esclaves, s’assimilent à des robots, c’est encore compréhensible ; mais que ce soit aussi le cas des seigneurs de la surface, quelle ironie ! Quelle ironie et quelle punition qu’ils deviennent les inférieurs des robots qui les servent, eux qui se sont retranchés de l’humanité pour devenir les Yancees, la race supérieure qui inspire la terreur et s’approprie la vie des autres !
Car c’est là le point central qui sous-tend cette « supercherie si gigantesque qu’on ne pouvait même pas la décrire » (p. 154), ce qui l’a rendue possible et qui en est en même temps la résultante : les Yancees se sont pris pour les maîtres de l’univers et, comme tels, ils ont renié leur appartenance à la race humaine, justifiant ainsi qu’ils puissent, en toute légalité, décider du sort de millions d’êtres humains sans même juger bon de les informer. À part de l’humanité, ils sont les détenteurs légitimes de la vérité et peuvent donc à leur guise bâtir un monde de mensonge à ceux qui ne sont pas dignes d’elle.
« Je vis en fait l'Histoire qui s'écrivait non pas suivant ce qui s'était passé, mais suivant ce qui aurait dû se passer, selon les diverses lignes officielles. » (George Orwell, Retour sur la guerre d’Espagne)
C’est bien à une Histoire parallèle, montée de toutes pièces par le pouvoir (et relayée par le simulacre Talbot Yancy, cet équivalent des media français de 2021), que croient les troglodytes. Les Yancees, démiurges auto-institués, créent un nouveau monde et, quand Joseph Adams contemple le paysage et voit les terres, les arbres, le fleuve – ces choses qui étaient déjà là avant la guerre, il parle de « la vieille création » (p. 56).
Mais dans la nouvelle création tout est factice, à commencer par le Temps. Car si la guerre a pris fin treize années avant le début du roman alors que les Yancees prétendent qu’elle fait rage encore, la tromperie avait été préparée bien en amont, plusieurs décennies auparavant, dans les années 1980. Le point de départ du mensonge consistait à préparer la guerre, c’est-à-dire à la rendre possible, en faisant monter les tensions entre les deux blocs de la Guerre froide : le bloc américain et le bloc soviétique. Dès avant la guerre donc, il avait déjà fallu falsifier l’Histoire : Gottlieb Fischer, sorte de maître de la propagande héritier du Dr Goebbels, avait réalisé des documentaires mêlant images d’archives et scènes apocryphes truquées pour faire croire à des documents originaux. Le documentaire destiné au bloc de l’Ouest visait à faire croire aux Occidentaux que Roosevelt avait été, durant la Deuxième Guerre mondiale, un agent communiste à la solde de Staline dont le but était de décrédibiliser Hitler, lequel, en réalité, malgré son caractère emporté, avait toujours été du côté des Alliés. Cette « version A » du documentaire de Gottlieb Fischer devait donc inciter les Alliés à s’unir à l’Allemagne pour attaquer la Russie, seule fautive de la guerre. La « version B », destinée aux Russes, faisait d’Hitler l’allié des États-Unis, lesquels se servaient de lui pour vaincre les communistes sans se mouiller.
Or, chaque documentaire comportait des erreurs qui auraient dû mettre la puce à l’oreille des gens qui l’ont regardé, d’autant plus que, pour une bonne partie, ils avaient connu la Guerre et pouvaient donc se souvenir et comprendre qu’on voulait leur faire avaler un fatras d’inepties. L’erreur majeure de la version A : une vidéo apocryphe montrait Staline tenir avec Roosevelt une conversation en anglais, alors qu’en réalité il ne parlait pas cette langue. Dans la version B, on voyait Hitler atterrir aux États-Unis en 1942 dans un Boeing 707, avion qui n’entra en circulation qu’au début des années 60. « Et ça a pourtant marché » (p. 116), réalise, ébahi, Joseph Adams. Personne pour se souvenir, personne pour s’aviser que les documentaires ne montraient pas le passé, « mais sa reconstruction truquée ». (p. 108)
Dans Les Thibault, de Roger Martin du Gard, à l’été 1914 alors qu’il avait en sa possession des documents dont la révélation publique aurait pu empêcher la guerre, l’un des chefs de l’internationale pacifiste choisit de détruire lesdits documents. Sa réflexion est la suivante : la paix maintiendra les peuples dans un état de torpeur favorable au capitalisme, tandis que si la guerre éclate, les peuples comprendront l’essence du capitalisme et du nationalisme et changeront radicalement leur vision du monde, permettant l’avènement du Grand Soir. Nous autres qui connaissons la suite, savons à quoi nous en tenir. Il est vain de croire qu’une misère extrême puisse susciter la révolution : la misère ne fait qu’avilir les peuples, et plus la situation se détériore, plus les hommes se soumettront à la peur et se résigneront à la fatalité. Ainsi donc, comment s’étonner dans La Vérité avant-dernière, alors que les hommes des années 80 ont cru massivement à la véracité des documentaires de Gottlieb Fischer, que ceux des années 2020, sous terre et avilis à l’extrême depuis longtemps, croient aux mensonges que les Yancees leur servent à la télé depuis quinze ans ? Que, hypocondriaques, ils s’imaginent parfois attraper des maladies dont Talbot Yancy le simulacre leur parle, maladies qui n’existent en fait pas ? Au point que Nicholas Saint James, le héros du livre, n’accepte finalement d’aller à la surface que sous la menace, puisque de lui-même il affirmait : « Même si c’est pour une cause nécessaire, je ne veux pas sortir à l’air libre. » (p. 51) Dans le roman d’anticipation de Dick comme chez nous aujourd’hui, la liberté est, dans la tête de la plupart, incompatible avec la vie ; mais il n’en est ainsi qu’à cause des mensonges répétés à la télé : « Parce qu’ils croient dur comme fer aux informations qu’on leur balance à la TV tous les jours de la semaine et deux fois le dimanche », affirme Verne Lindblom, Yancee de son état. (Encore les troglodytes ont-ils, dans leur malheur, de la chance, puisqu’en effet les communications de Talbot Yancy le simulacre n’ont lieu que huit fois par semaine, tandis que vingt-quatre heures sur vingt-quatre, aujourd’hui, les chaînes d’information en continu déblatèrent leurs sornettes malveillantes et affligeantes de stupidité.) Les techniques de la culpabilisation et de l’infantilisation sont également éprouvées pour rendre la population obéissante : le com pol pose des questions rhétoriques aux troglodytes, exigeant d’eux qu’ils disent que les défaites militaires sont dues, non aux dirigeants, mais à eux-mêmes, qui ne respectent pas les quotas.
Abreuvés d’informations mensongères, les habitants des souterrains ont intégré, dans leurs fibres les plus intimes, le mensonge comme s’il se fût agi de la vérité, au point que même le Yancee Joseph Adams, quand il descend et constate par lui-même la vie que mènent les troglodytes, n’en croit pas ses yeux : « ‟Jamais, je n’avais jamais vraiment réalisé. À quel point ils acceptaient. C’est incroyable”. Il avait l’air ébahi. ‟Je suppose que nous pensions plutôt que c’était une acceptation intellectuelle. Mais ça…” » Et Nicholas Saint James de repartir : « ‟À chaque minute”, acquiesça Nicholas. ‟À chaque niveau émotionnel. Jusqu’au niveau des phobies animales les plus enfouies, les plus élémentaires.” » (p. 286)
N’allons pas croire que Dick fasse des troglodytes de parfaits idiots qui obéissent sans renâcler, non. Comme évoqué précédemment, certains ouvriers sont en colère contre leur com pol et contre les quotas imposés par les gouvernants. Ils élaborent même, pour ainsi dire, des théories complotistes. Eh ! oui, ils en viennent à imaginer que l’élévation des quotas a une raison qu’on leur cache : ils pensent que la guerre a raréfié les vivres et que les dirigeants, à la surface, n’en ont plus assez ; qu’ils augmentent les quotas en sachant sciemment qu’ils ne seront pas tenus par tous ; que cela leur sera un prétexte pour envoyer au front tous ceux qui ont failli à les tenir et ainsi s’en débarrasser, ce qui fera autant de bouches de moins à nourrir ! Ces complotistes, dans leurs théories farfelues, soupçonnent le gouvernement de minimiser la gravité de la guerre, de taire les choses les plus inquiétantes ; loin d’eux d’imaginer que la guerre est finie depuis treize ans. Ne voit-on pas, sur notre propre territoire aujourd’hui, des professeurs syndiqués accuser Macron et son gouvernement d’ouvrir les écoles en taisant la haute contagiosité des enfants, ou de ne pas en faire assez pour vacciner sa population ? Mais à l’esprit de personne il ne viendrait que l’épidémie de coronavirus puisse être finie depuis treize mois.
Et de même qu’en France toutes les mesures prises contribuent à faire du pays la dernière puissance mondiale, de même dans le roman que nous lisons, la guerre mondiale a entraîné une régression du savoir et des compétences de l’humanité. Notamment, les organes artificiels d’avant la guerre sont très recherchés, car plus personne ne sait en fabriquer. Joseph Adams se dit à ce sujet : « Nos produits […] ne pourraient même pas entretenir la vie une seconde. Une belle image de nous et de notre efficacité. Seigneur ! » (p. 139) Ainsi les maîtres du monde, qui prétendent protéger les troglodytes de la mort en les maintenant sous terre, sont incapables de prolonger leur propre vie.
Quant aux organes d’avant-guerre, ils ont été monopolisés par l’atroce Stanton Brose, le chef des Yancees dont tout le monde a peur, y compris les chefs de guerre des anciens blocs soviétique et occidental qui, malgré leur soif de pouvoir et leur aptitude au mensonge, sont des hommes capables d’écouter et donc d’être modérés. « Mais cette grosse masse baveuse, suintante, cette mappemonde farcie d’organes artificiels – Brose en avait goulûment ingéré le maigre stock mondial – n’avait pas d’oreilles. / Au sens littéral. Des années auparavant, ses organes auditifs lui avaient fait défaut. Mais Brose avait refusé qu’on les lui remplace ; il lui plaisait d’être sourd. » (p. 60) Toute ressemblance avec tel chef d’État d’une république lointaine ou plus présente, n’en faisant qu’à sa tête et prenant des décrets absurdes au mépris des conséquences et sans écouter les cris d’alerte, étant bien évidemment fortuite.
Pourtant, ce Stanton Brose n’est lui-même qu’un pantin. La vérité avant-dernière est que Talbot Yancy est un simulacre et que la guerre est finie – vérité qui correspond au mensonge avant-dernier de Stanton Brose, selon lequel la guerre continue et Talbot Yancy est le Protecteur du bloc occidental. Tel est le sujet du roman de Philip K. Dick. Mais il va de soi que par son simple titre, il évoque ce qui suit, la fin, la véritable apocalypse divine devant amener au règne de la dernière vérité. Ainsi est-il esquissé, dans quelques pages du livre et surtout à la fin, le dernier mensonge.
« Et c’est de même façon que l’on agit à l’intérieur de toute morale et de toute religion régnantes, et cela depuis toujours : les raisons et les intentions qui seraient derrière une habitude, ne lui sont attribuées que par un mensonge rétroactif, à partir du jour où quelques-uns commencent à contester une habitude et en demandent les intentions et les raisons. C’est en quoi consiste la grande improbité des conservateurs de tous les temps : ils se chargent des suppléments de mensonge. » (Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir)
Nicholas Saint James demande à Joseph Adams si « le plus grand de tous les mensonges reste encore à venir » (p. 294), à quoi l’autre répond simplement un terrifiant : « Oui. » Le dernier mensonge consiste à faire remonter tous les troglodytes à la surface et, devant leur perplexité quand ils verront la Terre verdoyante et profuse alors qu’elle est censée être ravagée par la guerre, de leur révéler que celle-ci s’est terminée treize ans plus tôt – mais d’inventer un supplément de mensonge pour rendre tout à fait compréhensible et justifiable que les dirigeants aient maintenu si longtemps sous terre l’humanité entière. L’auteur de ce dernier mensonge qui doit précéder la dernière vérité, est bien entendu l’Antéchrist, qui doit précéder le Christ. David Lantano a ainsi toutes les caractéristiques du prophète et, plus subtiles, toutes celles du faux prophète. On ne comprend vraiment son rôle diabolique qu’à la fin, quand il devient, littéralement, Talbot Yancy le simulacre – simulacre qui avait en fait été modelé dès le début à son effigie. Lantano peut donc évincer Stanton Brose, ce pantin dont la seule utilité était de former le gouvernement mondial dont il prendrait les rênes, et devenir le gouvernant légitime du monde puisque, aux yeux des millions de troglodytes relâchés à la surface, il est Talbot Yancy, le Protecteur.
Toutefois, des indices de son machiavélisme peuvent être décelés dès avant, dans ses attitudes christiques et ses discours à double-sens. Par l’intermédiaire du simulacre Talbot Yancy, David Lantano avait fait prononcer un discours aux troglodytes, affirmant l’injustice de leur enfermement souterrain (sans révéler, à ce moment, la fin de la guerre, et donc à quel point l’injustice était odieuse) : « Mais un jour tout ce qui se trouve là-haut disparaîtra et vous retournerez à la surface. Et le souvenir, le concept même de notre existence, à nous qui sommes là-haut maintenant, sera à jamais aboli. […] Et vous ne serez pas capables de nous maudire, car vous ne vous rappellerez même pas que nous aurons existé. » Il y a là amphibologie : David Lantano semble annoncer l’avènement du Royaume de Dieu et la félicité éternelle ; il semble, à cet instant, être le Roi David. Mais il est Lantano (1) et parle donc de son royaume à lui dont il est Prince, et s’il affirme que les troglodytes seront incapables de maudire leurs geôliers et oublieront jusqu’à leur existence – c’est en vertu du dernier mensonge, qui leur cachera que leurs geôliers étaient des geôliers et, dès lors, leur ôtera toute velléité de les maudire.
De même, quand Nicholas Saint James quitte ceux qui viennent de le recueillir pour suivre Lantano, comme saint Jacques (2) pour suivre Christ laisse sa barque et son père, il y a tromperie : car si suivre le Sauveur justifie qu’on abandonne les siens sans un regard en arrière, il est douteux, même en ne sachant rien de ses funestes plans, que Lantano soit le sauveur et ce, précisément parce qu’il est Lantano, le dissimulé, alors que le retour tant attendu du Sauveur doit être annoncé par des trompettes et des légions d’anges. Tout porte à croire qu’on a ici à faire à un faux messie qui n’annonce pas la dernière vérité, éternelle, mais le dernier mensonge, qui doit prendre fin, qui doit prendre fin parce que l’antéchrist comptait sans Nicholas Saint James, sans les quelques troglodytes remontés à la surface qui savent, eux, la vérité et qui la diront. Ils croient pouvoir éviter la vengeance et la malédiction, ces seigneurs de la Terre, mais, songe Nicholas Saint James en lui-même, ils se trompent : « Parce que nous ne vous laisserons pas faire. » (p. 298)
**La Vérité avant-dernière*, 1983, éditions Robert Laffont, collection « ailleurs et demain », traduction d’Alain Dorémieux (1974)
Notes
(1) Λανθάνω (lanthano) : « je suis caché », en grec ancien.
(2) Saint James est le nom anglais de saint Jacques. L'onomastique nous permet de faire de chaque personnage le pendant d'un personnage biblique.
(Critique rédigée le 23 août 2021, après avoir expressément relu le livre de Dick pour l’Antipresse.)
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Créée
le 18 sept. 2021
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