Car plus le temps passe, plus je me fais la réflexion que les oeuvres que j'adule sont bien souvent des oeuvres du XVIIIe : Laclos, Crébillon, et puis Marivaux maintenant... Je ne parle que de romans ici. J'avais beaucoup aimé Le Paysan parvenu, mais ce n'est que maintenant que Marivaux a le privilège d'accéder à la secte très élitiste des auteurs de mes livres préférés, voire à celle de mes écrivains préférés.
La Vie de Marianne, c'est tout simplement - si simple et pourtant si rare - le récit d'une vie, le récit par l'intéressée de sa propre vie. Et c'est une épopée bouleversante, entre bonheurs et malheurs, entre tragique et romanesque, que cette vie d'une jeune femme qui semble vouée aux larmes les plus terribles et aux joies les plus étouffantes. On vit avec Marianne, on vibre avec elle, on pleure avec elle (j'avoue ma faiblesse), on rit parfois (mais pas si souvent que ça, pourquoi faire croire que La Vie de Marianne est un roman gai ?), et on y croit. Oui, on y croit, on se surprend à imaginer Marianne-narratrice écrivant pour son amie, et Marivaux, pour un peu, disparaîtrait, sans ce style de haute volée qui le caractérise ou encore son génie des portraits.
C'est le genre de roman qu'on attrape, et qu'on ne lâche plus (700 pages en une semaine, avec le travail au milieu, je ne suis pas peu fière de moi), qu'on engloutit par un besoin bien étrange de vivre la vie d'un autre, même de l'être le plus fait pour souffrir.
Pourtant, La Vie de Marianne n'est pas exempte de défauts. On laissera de côté la propension assumée de Marivaux à faire naître des coïncidences complètement incroyables (au sens étymologique et au sens propre) à peu près tout le temps, puisque finalement, la crédibilité des faits, on s'en fiche, nous on veut écouter le récit de Marianne. Ce qui a fini toutefois par me fatiguer un peu de temps en temps, tant ma passion était grande, c'était les brèves interruptions de Marianne-narratrice dans le récit pour glisser de petites et piquantes réflexions - qui font aussi, il est vrai, la saveur de l'oeuvre, mais qui sont frustrantes au beau milieu de l'action. Parlons-en, de ce "défaut" qui n'en est pas un : non seulement Marianne est belle, vertueuse, aimable (au sens moderne du terme), mais en plus Marianne se permet d'être intelligente et intéressante, et ses interventions (tout comme ses discours dans le récit) sont pleines d'esprit, parfois gentiment acides ou drôles.
Mais nous en venons insensiblement à ce que je considère comme un autre "défaut" : c'est qu'avec cette alternance de joies et de peines, notre Marianne a une tendance aux larmes parfois agaçante, et cela devient donc un peu redondant. Larmes de désespoir, de gratitude - d'amour ou de haine, mais toujours des larmes, de grands emportements, des "je tombai à genoux" et autres embrassades. Marianne est sensible, et au bout de 700 pages, on aimerait parfois un peu plus de mesure... ce qui n'empêche pas Marianne de savoir se maîtriser, quand il le faut, et de nous découvrir de nouveaux traits de caractère face à des situations inopinées (mais soyez tranquilles je ne vous spoilerai pas).
J'en viens au défaut majeur de l'oeuvre, qui pour le coup me fait haïr Marivaux : qu'est-ce qui t'a pris, bon sang, de ne pas finir ton foutu livre ? Comment peux-tu me laisser attendre un tel dénouement ? Je sais bien mon cher, tu as été critiqué et las, tu as abandonné. Mais tu nous l'as déjà fait une fois avec Le Paysan parvenu : ce n'était pas encore trop grave, on n'en était qu'au début, presque, de l'ascension de Jacob - mais Marianne, Marianne ? Non seulement tu la délaisses au bord de la situation la plus délicate qu'elle ait connue, mais en plus, double-frustration, puisque tu nous abandonnes aussi Tervire (dont le récit, enchâssé, est étalé sur trois parties), même si on a le soulagement de voir s'(in)achever le livre sur une joie pour cette dernière. Non vraiment, Marianne va-t-elle épouser Valville ? C'est une question absolument primordiale et moi, pauvre petite lectrice, tu me surestimes, car je ne suis pas capable d'imaginer autre chose qu'un "oui" qui met un point final trop facile à ton oeuvre grandiose. Il faut me guider - tu l'avais si bien fait jusque-là ! Heureusement, tu nous laisses quelques indices, car Marianne aime bien les prolepses. Mais tout de même. Remercions néanmoins Madame Riccoboni, qui par son petit défi nous offre avec un certain talent un bout de plus de l'histoire de notre héroïne.
Tout ça pour dire, cher Marivaux, chère Marianne, que j'ai passé avec vous une semaine fantastique, et je ne saurais trop vous remercier malgré mon petit ressentiment d'illuminer mon quotidien de khâgneuse déboussolée, dépitée et déprimée. Merci de plus que jamais me donner envie de me consacrer à une des plus grandes joies de ma vie : la lecture. A mettre sans distinction entre toutes les mains.