A la question de savoir quel est le meilleur recueil d’Yves Bonnefoy, je placerai La Vie errante assez haut, voire à la toute première place. Le poète y déroule son talent, en vers ou en prose, dans des poèmes longs ou courts. Nous trouvons également des poèmes plus simples, à la syntaxe et au sens moins abscons que dans certaines parties de l’œuvre de Bonnefoy, qui sait parfois nous emmener dans des labyrinthes sans lumière.


L’auteur plonge dans certains de ses thèmes favoris : le mystère de la présence au monde, la césure entre le langage et les choses, les rapports entre poésie et peinture, la lutte contre l’abstraction du langage et de la pensée. Bonnefoy nous apparaît (mais ce ne sera plus le cas dans le récent recueil L’Heure présente) comme un poète maudit : là où Mallarmé était maudit à cause de son regret d’une pureté impossible à retrouver, Bonnefoy est maudit par l’impossibilité de trouver un rapport direct réel, par sa position toujours sur le seuil de l’existence, à cause de la nature même de la poésie, qui est langage et donc hors des choses.


Quelques poèmes sont théoriques, car Bonnefoy tourne bien souvent à la poésie philosophique, et ce sont ses poèmes que j’aime le moins, comme par exemple le long poème qui clôt le recueil : « Une autre époque de l’écriture », bien qu’il plaira sans doute aux âmes théoriques et aux universitaires. Mais on trouve, notamment dans la section « La Vie errante », des poèmes simplement magnifiques, comme « Sugarfoot », « Passages avec la fuite en Egypte » ou « Impressions, soleil couchant ». La suite de poèmes mettant en scène le peintre Zeuxis fait un agréable entre-deux.


« Sugarfoot » et « Passages avec la fuite en Egypte » m’ont plu par l’emploi de la première personne du singulier, qui permet une proximité avec la pensée du poète, nous la rend plus nôtre. Dans ces deux poèmes est d’abord introduit un cadre quotidien, fête chez un ami dans l’un, traversée d’une ville américaine en taxi dans l’autre, au-milieu duquel vont surgir des visions ou des pensées poétiques. La poésie se fait alors comme brisure dans le réel, comme surgissement de « quelque chose d’autre », d’une présence irrationnelle, d’un paradoxe, au-milieu de l’humaine condition. Bonnefoy retrouve dans ces deux poèmes le trait propre au plus grand de nos poètes, à savoir Baudelaire.


Mais ce recueil reste, essentiellement, un recueil de recherche. Bonnefoy revendique de « préférer l’angoisse de la recherche à la joie de l’œuvre accomplie ». Il nous fournit des fragments de pensées, d’émotions et de rêves, qui sont là comme autant d’invitations au lecteur. Cela rend la lecture certes difficile, car au sortir d’un poème ni le sens ni la beauté ne sont d’évidence, ce sens et cette beauté restent dans l’ombre jusqu’à ce qu’enfin, après l’avoir laissé fermenter dans l’esprit et le cœur, elle ressurgisse en nous, bien souvent non elle-même, mais comme une pensée nouvelle ou un écrit nouveau que nous produisons. Bonnefoy est bien en cela un « voleur de feu », qui nous transmet ce feu, dont nous devrons faire usages seuls.


Bonnefoy est donc, à mon sens, un poète pour poètes : il n’a pas l’éclat d’un Baudelaire ou, plus récemment, d’un Adonis (dans ses meilleurs recueils) : il traverse des pensées dont nous avons besoin pour produire nos pensées futures. Il ne sera pas un poète au succès d’un Baudelaire ou d’un Aragon, car il s’est refusé à la clarté, mais il restera dans le cœur des amateurs de poésies à l’égal d’un Mallarmé ou d’un Reverdy, comme un de ceux qui aura le plus explorer la question : qu’est-ce qu’écrire de la poésie.


(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/la-vie-errante-yves-bonnefoy)

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le 8 sept. 2015

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