Arlette Farge dans La Vie fragile propose une étude détaillée et documentée de la société d’Ancien Régime dans les quartiers parisiens. Avec force archives, elle tente de démontrer les rapports complexes qui lient les habitants entre eux mais aussi les sentiments personnels qui mènent leur conduite.
On peut bien évidemment souligner la place et le rôle de la police dans cette étude. La Vie fragile est un ouvrage complexe qui propose de déconstruire l’idée que les sentiments sont des invariants historiques. En réalisant une histoire des émotions, Farge affine quelques concepts : le consentement, la violence tant physique que symbolique, la solidarité et les réseaux de solidarité…
Consentement d’une part en montrant la complexité des rapports sociaux dans différents quartiers de Paris. Farge montre ainsi que les relations au pouvoir ne sont pas simplement soumission mais aussi négociation, opposition, relégation, critique et violence. Un jeu complexe où les rapports individuels et collectifs jouent à plein dans la construction des individus, de l’image et du comportement qu’ils se font d’eux-mêmes.
Violence physique et symbolique par les jeux de pouvoir qui se mettent en place à toutes les échelles : entre hommes et femmes, entre enfants et familles, entre ouvriers et maîtres d’un atelier, entre individus et habitants du quartier, entre individus et autorité, entre peuple et les autorités royales…. Ce jeu de relations, cette vision multiscalaire de la société, affine un peu plus notre compréhension de la société d’Ancien Régime. En toute occasion de la vie, le comportement de chaque individu semble conditionné par le rapport à autrui. Dans ce rapport à l’autre, l’honneur est un élément fondamental qui participe à la vision que l’on se fait de son prochain, sanctionnant quelque part son statut.
La solidarité est aussi un élément qu’Arlette Farge illustre par touches et qui imprègne pleinement la vie dans le Paris du XVIIIème siècle ; solidarité à tous les niveaux de la vie, à toutes les échelles. Là encore, les relations sociales sont complexes. Elles se construisent sur les trajectoires personnelles des individus, les relations professionnelles et les liens qu’un individu peut entretenir dans ses cercles de connaissances. Les émotions semblent jouer à plein dans les actes des individus. La contradiction n’est pas à exclure comme le souligne Farge, notamment dans les rapports au sein de l’atelier.
Les travaux de Farge semblent parfaitement illustrer l’idée d’une société en réseaux, où les relations ne sont pas seulement ascendantes mais aussi horizontales, semblable à la théorie des rhizomes de Deleuze. Le principal avantage de La Vie fragile est de donner à voir les relations complexes existantes à Paris avant la Révolution française. Parce qu’il met en lumière des éléments singuliers, spécifiques et particuliers, ce livre donne à voir au plus proche la société d’Ancien Régime. Il dresse de manière induite les relations entre hommes et femmes, mettant en lumière la construction et le renforcement des stéréotypes.
Cependant, bien des critiques peuvent être dressées sous la forme de questions. En réalisant une histoire des émotions, Farge ne transpose-t-elle pas des sentiments d’une époque sur une autre au risque de l’anachronisme ou d’une interprétation biaisée de la réalité ? En ne sélectionnant que des éléments restreints de la vie d’un quartier – même divers et multiples – en les dressant en « dessins par touches », ne tombe-t-elle pas dans le travers de la généralisation malgré l’utilisation des apports de la micro-histoire ? Malgré son effort constant de distanciation à « l’Archive », Farge ne s’enferme-t-elle pas dans un corpus de sources restreint en privilégiant les textes de l’administration policière ?