Au parcours de l'ouvrage, les physiciens ne manqueront pas d'associer la vitesse des choses à la cinématique. Ca tombe bien, oui : en calcul différentiel, la vitesse c'est cette inconnue, le bon vieux X. Et cette inconnue court sur tout l'ouvrage, tout en transversale, et l'on s'échine à l'attraper, à la capter, à la décoder. Elle captive l'attention de bout en bout. À travers la douzaine de nouvelles que La Vitesse des choses met en mouvement, le curseur spatio-temporel s'accole à ce X qui révèle plusieurs déclinaisons et que, au fond, Fresan déplace à sa guise.
Contenant et contenu sont à l'image de la vitesse des choses : animés de mouvements, de virages, d'accélérations, et filant en avant, retournant en arrière : l'a-linéarité est totale. Des histoires se fondent les unes dans les autres, il y a résurgence de signes, de référents, du lexique, des personnages tout au travers des nouvelles qui déploient pourtant des mondes à part : l'encapsulation contamine l'ensemble, le recoupement est vertical, les nouvelles se téléphonent sur plusieurs niveaux. Du coup, on est pris de grosses confusions, on essaie de se rappeler, on postule, et, à mesure des indications, on se réjouit d'avoir tapé juste, ou faux. Il n'y a plus qu'à se laisser prendre dans les trajectoires et le foisonnement.
Comme les nouvelles, les narrateurs — ces « je » pluriels et schizophrènes — se déclinent eux-mêmes, reprennent les mêmes vocables ou les mêmes objets. Il(s) se met(tent) en scène, dérivent, flexibles, polymorphes, et le lecteur, lui aussi, est happé dans l'histoire qui paraît fabriquée et improvisée pour lui, devenant lui-même objet. Les influences réciproques entre réalité(s) et fiction(s) sont dévoilées au grand air — les deux sont inséparables. Avec la fiction, on fait revivre les choses, on évoque la réalité morte, on fait parler les morts, à coups de prolepses et d'ellipses. Pour retrouver notre fil d'Ariane : la mort, est-ce le dernier terme de l'équation ? Non, les choses et la fiction laissent comme une traînée de poudre derrière elles. Elles continuent de renvoyer à des mondes. Considérer les êtres — ou plutôt, les corps — comme des phénomènes physiques, revient toutefois à confondre immortalité et mouvement perpétuel. Mais le mouvement perpétuel est frappé d'impossibilité : il enfreint les lois. Impossible, dans ces conditions, d'obtenir l'immortalité.
Il faudrait se braquer sur cette puissance d'évocation des objets, des histoires, des mots, de la photo, du cinéma, de la musique. L'ensemble vient titiller l'hippocampe de l'auteur et du lecteur, qui se rejoignent dans une communion qui les transcende. Car, dans la flux de la vitesse des choses, la mémoire périclite, devient amnésique d'elle-même. Ici, la contingence, la plasticité de tous les hommes.
La relation entre les hommes et les choses est au coeur des enjeux — dans leur humanisation ou leur réification. Chez Fresan, les hommes et leur monde révèlent souvent des caractères d'objets, mécaniques, déchargés de leur humanité (« Je regarde les fêtes comme si c'étaient des tableaux. »). Quant aux choses, on leur délègue des caractères d'hommes (« Les photos de Diane sont à présent plus vivantes que Diane. »). Parfois plus vivantes que nous, les choses renferment aussi les mémoires. Elles véhiculent le regret et tout le reste. Omniprésentes, pour autant elles nous échappent (dans leur technologie) car nous sommes des profanes — comment ça marche ? Partant, il y a, dans la vitesse des choses, cette distance insurmontable du quotidien.
Fresan inaugure une architecture multidimensionnelle où les choses sont prises à la fois dans leur mouvement et leur vitesse. Il s'y déploie un monde inagençable qui déborde très largement de ses simples contours textuels. On y mouline toutes les règles de la réalité, de la fiction, de la mémoire, et de la construction, dans des espaces-temps pluriels. Or, l'espace-temps, c'est la vitesse des choses en puissance. Et ce, quoi qu'on y déplie : fiction, ou réalité. C'est pour cela qu'elle est omniprésente, mais pas inénarrable. Là réside tout le brio.