Orwell est mort, vive Orwell ! Voilà comment j'aurais pu intituler ce billet tant Alain Damasio rend un vibrant hommage au chef d'oeuvre intemporel de la dystopie qu'est 1984. Et je n'avance pas cela uniquement parce que l'intrigue se passe en 2084, que le pouvoir exercé sur le peuple est coercitif ou que le Président A pourrait troquer sa lettre pour le pseudonyme de Big Brother. Non, si La Zone du Dehors peut se targuer d'être une dystopie maîtrisée dans la veine des 1984 et autres Meilleur des Mondes c'est simplement parce qu'elle embarque le lecteur dans une satire acerbe de nos sociétés et nous invite à nous questionner sur nos implications sociales.
Si en apparence les habitants de Cerclon vivent heureux au sein de leur ville juchée sur un satellite de Saturne, il demeure une poche de résistants révoltés contre le système établi; la Volte. Groupuscule d'activistes composé de penseurs, d'artistes, de chômeurs et, d'une manière générale, de marginaux, les Voltés cherchent à ouvrir les yeux de leurs concitoyens pour mieux les libérer d'une organisation sociale tentant de les déshumaniser. De les transformer non pas en numéros mais en suite de lettres. De les contraindre à devenir des rouages interchangeables au sein d'un mécanisme finement huilé.
La Zone du Dehors raconte donc l'inexorable glissement de ces militants pacifistes adeptes des tracts sonores et des discours engagés vers l'activisme et ses actions coup de poing émaillées de terrorisme. Et si Alain Damasio maîtrise assurément son propos, il en fait brillamment étalage en multipliant les points de vue et les protagonistes. Non pas à travers un découpage par chapitre, mais bel et bien en alternant de narrateur plusieurs fois au sein d'un même paragraphe. Si chaque protagoniste est annoncé par un signe visuel qui lui est propre, ils sont surtout tous dotés d'un langage et de capacités d'expression qui leur sont propres.
Ainsi l'impulsif Snake emploie un argot fleuri quand Kamio choisit soigneusement ses mots et laisse apercevoir un individu mesuré et réfléchi. Bien que les débuts soient réellement déroutants, la mécanique s'assimile rapidement et la lecture devient alors fluide tout en nous offrant l'opportunité de prendre part à cette (Ré)Volte. L'une de celle que l'on souhaiterait voir émerger dans notre société. Car si les Références de l'Anticipation pointent du doigt les travers de notre quotidien, La Zone du Dehors les actualise et nous renvoie brutalement à notre condition. Celle de pions.
Sans entrer dans le cercle de la réflexion masturbatoire du rebelle de canapé, le propos donne vraiment envie de se bouger le cul et d'essayer d'ouvrir les yeux de nos concitoyens, quand ce n'est pas le désir d'aller fracturer le crâne de certains patrons/politiciens à coups de batte cloutée préalablement trempée dans les viscères de rats atteints de la peste bubonique. Bref, ce livre fait réagir et parle à ses lecteurs. Ou plutôt, parle d'eux.
Au fond, la cérémonie du Clastre qui se déroule tous les 2ans n'est-elle tout simplement pas le miroir de la pression sociale contemporaine ? En effet chaque Cerclonien y évalue ses collègues et amis et les résultats déterminent leur nom, mais également leur position hiérarchique au sein de la société. Ainsi, A est le président, C le ministre de la communication, BZ un magistrat et ZZZCA un chômeur marginal. Face à l'enjeu que représente le Clastre, les citoyens se surveillent entre eux et n'hésitent pas à dénoncer les petits camarades qu'il jugent faire fi des normes. Tout est prétexte à bien se faire voir d'autrui, et en cela les systèmes de surveillance et de contrôle omniprésents tendent à alimenter ce système sécuritaire.
Et c'est contre cela - mais également contre le contrôle des informations et des émotions par l'utilisation d'implants et de techno-greffes - que Captp, Brihx, Obffs, Slift et autres Bdcht luttent. Et Alain Damasio décrit admirablement la situation et les états d'âme de ces activistes révoltés. Le glissement vers ce qu'on peut aisément considérer comme du terrorisme est limpide et montre bien à quel point la frontière est ténue entre les idéaux des débuts et le franchissement du point de non retour. Se révolter, cela a un prix et nos protagonistes vont le découvrir de manière très brutale et cela ne se fera pas sans heurts au sein de leur mouvement.
Les décisions et l'orientation à prendre pour le groupe seront l'occasion d'échanges nourris par la passion et les convictions et tout cela tend à rendre les personnages crédibles et attachants. Reste que l'auteur a peut-être tendance à trop accentuer les moments de calme et de réflexion sur les actions à mener. Cela alourdit considérablement le récit et bien que les idées mises en avant soient intéressantes et sources de questionnement pour le lecteur, ce dernier en vient parfois à se languir du prochain moment qui lui procurera une bonne grosse dose d'adrénaline. Car les passages d'action sont rondement menés et vecteurs d'une tension grisante.
Indéniablement, Alain Damasio a une patte agréable et soignée. On prend énormément de plaisir à découvrir et à se familiariser avec les personnages. L'univers n'est peut-être pas follement original pour qui est déjà rompu aux lectures d'anticipation mais ce qui est sûr c'est que lui aussi se laisse approcher avec beaucoup d'envie. La Zone du Dehors est une lecture passionnante; à la fois pour son propos, pour son style de narration atypique, mais également pour les nombreux rebondissements et moments chocs qui parsèment le récit. C'est un pur coup de coeur, pour un livre coup de poing.