Saga à succès, lecture à métro, L’amie prodigieuse est le premier titre sorti des quatre tomes, dont le dernier paraîtra sous peu, de la chronique napolitaine qui a fait d’Elena Ferrante un nom connu de la littérature actuelle. Un pseudonyme, et un anonymat qui a pendant quelques temps a suscité bon nombre de discussions. Était-ce un homme, une femme ? Une simple traductrice, d’après l’enquête d’un journaliste italien, dont les méthodes employées ont contribué à créer une aura négative autour de ces révélations. Le dévoilement d’une identité artistique ne passe pas, quand se rajoute par dessus la dimension affective qui lie Elena Ferrante à ses lecteurs. Car L’amie prodigieuse, qui démarre dans l’enfance de Lenù et Lila, pendant les années cinquante à Naples fait très largement consensus parmi celles et ceux, mais surtout celles qui ont eu le livre dans les mains. Chronique sociale d’une Naples violente, sur fond de mafias, de patriarcat et de pauvreté rampante, peut-on lire ici et là. Deux petites filles attachantes, envers qui l’empathie est quasi immédiate. Une écriture fluide, et une traduction très acceptable.
Le livre est un page turner. Le format poche, qui contient un peu plus de quatre-cent pages se lit très facilement, pour peu qu’on accroche au récit et à ses protagonistes. Malgré le cadre initial, les scènes sont communes, et redondantes. La moindre remarque d’un personnage à l’autre peut déboucher sur des insultes, les faire en venir aux mains, et quelques tendresses remettent tout le monde en place, jusqu’à la prochaine incartade absurde. Le tout se justifie presque complaisamment : c’est la misère qui crée cette violence entre les individus. À croire que chez les riches, on ne se tape jamais dessus, parce qu’on est plus civilisés. Les jeunes ne pensent qu’au sexe opposé, au mariage, à l’argent. Ils se situent sur deux côtés opposés : les gagnants roulent dans des voitures aux moteurs vrombissant, se pavanant dans leur quartier de miséreux, les perdants consomment peu, s’arrachent les cheveux pour terminer le mois et empruntent aux gagnants dès lors que la bienséance demande un investissement conséquent, pour des vêtements, ou des chaussures. C’est un petit monde, avec ses petites querelles. Que ce soit Naples, ou ailleurs n’y change finalement pas grand chose, tant les situations sont banales. Elles ne sont permises que par le manque flagrant de communication : ne sachant pas s’exprimer, le vocabulaire devient excessif, parfois outré, même entre amis, ce qui dramatise forcément les rapports humains.
La relation amicale entre Lenù et Lila, le nœud gordien de L’amie prodigieuse créé des sentiments ambivalents, de par la démonstration même qu’elle fait de l’amitié. Il est difficile de voir comment une personne sensée peut ne pas s’éloigner discrètement d’une personne qu’elle juge « méchante », et qui semble prendre un malin plaisir à faire sans arrêt mieux qu’elle, puis lui donner des leçons. Lenù ne sera touchante que par identification, car elle marque à elle seule le manque de confiance emblématique qui règne chez le genre féminin. Elle passe son temps à envier, se comparer, vouloir faire mieux, moins bien, pas assez, dans une démarche pleine de veulerie. Tout se produit par rapport à la fameuse amie prodigieuse, Lila, dont la réussite est si caricaturalement décrite qu’elle en devient un procédé fictif ; au point de vue interne, centrée autour du Calimero qu’est Lenù se concentre des femmes et des hommes qui n’ont que des critiques superficielles à émettre à l’encontre de Lila. Au fond, ils la trouvent tous merveilleuse, intelligente, magnifique, veulent se marier avec, au point culminant où même Lenù en rêve. Une sorte de Elle Fanning dans The Neon Demon. Parsemé de montagnes russes, L’Amie prodigieuse nous parle de cette relation fatigante dans laquelle les propos véritablement sincères se font rares. Le reste se compose de remarques ironiques envoyées à la figure, de mystifications, d’enjolivements ridicules et d’une course à l’apparence et à l’acclamation de ses pairs qui est très parlante du succès que la saga a rencontré. Si les personnages étaient moins orgueilleux, même avec leurs poches percées leur amitié réciproque serait beaucoup plus sincère. L’immaturité, criante, questionne la qualification de « féministe » qui a été appliquée à ce livre. Certes, la défense contre les hommes s’organise avec les moyens du bord, sans gloire, ni astuce, mais avec une casse limitée. La femme à la maison voit son image s’éroder face aux études. Mais ces élans progressistes sont factices. Faire croire que tout cela se passe parce qu’il faut s’échapper des hommes est malhonnête, alors qu’il n’est question que de la compétition de deux filles qui se pensent copines, mais ne savent pas communiquer lorsqu’elles se blessent mutuellement.
L’Amie prodigieuse est entraînant, pour peu qu’on accroche aux histoires de deux gamines, et à la condition d’oblitérer les moments où, dans la vie, des personnes qui leur ressembleraient nous taperaient sur le système.