"Las Vegas Parano" est un cas résolument à part dans mon temple culturel personnel. J'avais mis 7 sur SensCritique à propos du film, car malgré les incroyables dialogues, le duo génial et la mise en scène accomplie, le scénario était bien trop maigre pour avoir un quelconque propos fondé. C'est ce que je pensais. Or, ce film est quand même resté en moi. Et je l'ai revu vraiment pas mal de fois, en y prenant beaucoup de plaisir à chaque coup. A l'issue de chaque projection, j'étais de plus en plus intrigué par cette aventure si rocambolesque, de Thompson, que beaucoup de gens pensent que l'histoire est fictive (comme disait Depp du temps où il était un grand acteur: il y avait plus, et il y avait pire). Aussi me suis-je procuré le bouquin. Je l'ai avalé.
Dans un premier temps, je me suis quand même demandé comment les mecs avaient-ils pu lire ce livre en se disant "Wouah, ça ferait un super film ça !". Parce que, tel qu'il est écrit, le livre n'est pas cinématographique pour un sou, il est même davantage penché sur un traitement journalistique (ce qui est logique d'ailleurs). Mais l'adaptation est bonne. Certes, ils n'ont pas osé aller aussi loin que ce que décrivait Thompson (aucune mention du viol de Lucy dans le film, ni du fait qu'il a accueilli la femme de ménage à poil) ni de ce qu'il pensait (notamment à propos des mineures), cependant ils ont totalement respecté l'esprit et l'histoire, ils ont eu l'idée géniale de retranscrire au mot près certaines réflexions du livre par le biais de la voix-off (qui est, pour moi, la meilleure voix-off du cinéma) et ils ont eu l'intelligence de ne pas réaliser à l'écran la fin du livre. Car oui, c'est pas du tout la même fin. Et c'est là que j'ai compris pourquoi j'ai adoré le livre, et simplement aimé le film alors que je le regarde régulièrement: Terry Giliam est resté sur l'aspect fun du truc. Si tu regardes "Las Vegas Parano" lucidement, en mettant de côté son aspect dérision, c'est l'une des œuvres les plus sombres jamais crées et je pèse mes mots. Or, le livre, sans vous spoiler, se termine par une dizaine de pages critiquant nos sociétés, et se finissant par une scène d'une tristesse incroyable pour nous les lecteurs. Cette scène qui illustre à merveille la désillusion américaine, qui ne se réparera jamais.
L'ouvrage donc, même si il est déconneur aussi, est grave. On y trouve pleins d'indications complètement barges qu'on ne trouve jamais dans les autres livres: des marques d'armes et leurs spécificités, des allusions à des types tellement méconnus que l'éditeur est obligé de faire une brève biographie en pied de page pour qu'on puisse comprendre de quoi il parle, et bien sûr une description des effets des drogues qui est toujours à ce jour inégalé (celle de l'adrénochrome étant particulièrement terrible ; cette scène, dans le film, ferait d'ailleurs un extrait parfait à exposer pour les préventions contre la drogue dans les collèges). D'ailleurs, j'ai une question naïve: puisque l'on sait que l'histoire est véridique et bel et bien vécue par Thompson... qu'est-ce que les flics attendaient pour l'arrêter ? Même eux en prennent pour leurs grades dans ce livre ! Tout le monde, en fait. Pour lui, personne ne vaut quelque chose dans ce monde où tout le monde veux buter tout le monde, et lui en chef de file. T'a intérêt à m'aider, Dieu, sinon tu vas m'avoir sur les bras...
Son style littéraire, justement, est incomparable aussi. Tout en naturel, à la fois hors de contrôle et maitrisé, ambigu et clair, bref aussi paradoxal que ses personnages. Beaucoup de phrases sont déjà cultes -En tant qu'avocat, je te conseille de prendre une décapotable, de la cocaïne...-, et beaucoup d'autres pourraient l'être tout-à-fait aussi. C'est justement leur faux côté non-travaillés qui font tout le charme de ces dialogues paranoïaques et disjonctés. La réflexion sur le rêve américain, si injustement enfoui dans le film (à part quelques allusions, franchement, ça n'avait pas l'air d'être la priorité de l'équipe) est très intelligente, malgré son caractère dépressif. Mais que c'est flou par moments... Ça se voit qu'il l'a écrit dans un état second (véridique aussi, en même temps c'est Thompson tu t'attendais à ce qu'il boive du café en relisant ?), mais parfois c'est vraiment troublant. Le meilleur exemple que j'ai est démonstratif. Il y a tout un passage du bouquin entièrement en dialogues. Ils sont tous banaux, en lieux communs, typiquement une discussion sans intérêt pour demander son chemin. L'éditeur explique cela par une note: le personnage (donc Thompson) n'aurait pas livré cette partie du livre, et aurait fait parvenir à la place des enregistrements sonores. L'éditeur, qui s'est donc démerdé avec ça, a voulu faire parvenir son verdict, mais Thompson n'a même pas voulu le lire. Il avait même disparu de la circulation ! Donc, cet extrait ne serait qu'une retranscription d'une bande audio que l'écrivain a refusé de réécrire à sa sauce, contrairement à tout le reste du livre. Ce livre où il est le roi des provocateurs, mais d'un coup il se remballe pour une discussion de cafète. Mais What ?? Y'a que moi que ça trouble ?? C'est dingue !
Livre complètement ouf, comme les seventies, comme la guerre du Vietnam. Encore mieux que le film, d'une franchise absolue, c'est une pépite de subversion. Accrochez vos ceintures, au royaume des allumés.