Le Banquier anarchiste (lu dans un très plaisant volume des excellentes éditions de la Différence) m'a profondément déçu.

Déçu d'abord par son style inabouti. Le dialogue est un artisanat difficile, rarement bien maîtrisé. La tentation est grande, lorsqu'on commence à écrire, de tartiner du dialogue à tort et à travers - parce que le dialogue apparaît facile, et marquant ; au-dedans de cette tentation, celle de forger des dialogues vraisemblables dans le ton, la diction, la ponctuation et les parlures, de "faire vrai" - alors que plus on use de tels artifices, plus on fait voir les ficelles et, retournement tragique, plus on obtient un texte artificiel ; mais au-dedans de cette même tentation aussi, la foi qu'avec un dialogue, on fera mieux passer une idée qu'avec une prose brute. Eh bah non. Pas si c'est mal fait. Et dans cet ouvrage, c'est mal fait.
L'un des deux personnages ne sert que de faire-parler, d'excuse fonctionnelle, de levier pour amorcer la pompe à verbiages du second personnage. Son caractère : une niaiserie béate et étonnée, une sorte de Stéphane Bern littéraire. Détestable. Le second déblatère, sur son autoroute rhétorique. Donc il est chiant à lire.

Déçu, ensuite, par le procédé. L'ouvrage consiste tout entier en l'exercice sophistique (présenté comme "scientifique" et "logique") de l'explicitation du titre. Il aurait pu s'agir d'un exercice alexandrin. Sur le fond, pourquoi pas ; mais des faiblesses structurelles rendent impossible l'adhésion à l'argumentation du personnage, et empêchent, partant, tout plaisir de lecture. Il m'a été impossible de me laisser porter par le texte et par les idées qu'il présente. Ainsi, on peut reprocher une grande faiblesse des définitions et emplois de l'anarchisme, de l'anarchie, du syndicalisme, du socialisme, une faiblesse politique en général. On peut regretter amèrement l'attitude rhétorique grandiloquente du personnage, qui le porte à affirmer comme un boeuf des thèses infiniment fragiles voire intenables, et à s'en glorifier. On peut ce faisant être agacé par les procédés éculés de Pessoa, dans la mise en scène du dialogue ; les regards entendus, les silences de ponctuation, tous les effets de manche littéraires à deux balles. On peut surtout, à mon avis, être profondément agacé par la faiblesse, voire la bêtise, des bases argumentatives (assumées) de la seconde partie du livre : tout est posé sur du "sentimental" (je cite), à savoir, en des termes plus justes, sur du subjectifs, alors que le projet affirmé était de prouver que l'on pouvait, et devait, être banquier si l'on était anarchiste, donc de s'astreindre à un raisonnement strictement objectif. Ici, l'intuition et le "sentiment" prévalent. On peut enfin rester un peu pantois devant la fin sabrée ; aussi sabrée que le reste en fait.

Dans une lecture plus intime, je suis déçu par ce livre parce que j'aime, parfois, les ouvrages passant par la littérature pour construire de la pensée non littéraire, par les ouvrages philosophiques cherchant la littérature pour exister mieux ou vraiment, par les livres où je sens - par pure hypothèse personnelle - une volonté de dire, de raconter, de montrer, mais en même temps, au dessus ou au dedans, ou encore au-delà, une volonté de faire savoir, de faire comprendre, de conceptualiser ; ces deux volontés étant simultanées et simultanément conscientes et assumées (ceci pour écarter les livres d'où surgit une pensée sans que l'auteur n'ait cru l'y mettre, où se révèle un concept que l'auteur ne suspectait pas et n'aura peut-être jamais supposé, de sa vie). J'aime Balzac, j'aime Zola, pour nommer des scies de bibliothèques ; j'aime la virtuosité du Candide de Voltaire, j'aime aussi la naïveté un peu foireuse du Micromegas ; j'aime lorsque le texte littéraire, dans ce dernier exemple, ne parvient pas tout à fait à servir la précision, la force ou la nouveauté des idées sous-jacentes ; j'aime aussi lorsque le texte littéraire combat les idées de fonds et que l'on ne sait plus bien s'il faut lire en littéraire, ou lire en penseur, comme au fil de Johannes Climacus de Kierkegaard.
Mais là... la pensée est d'une faiblesse dramatique, et le texte tout autant.

Bref, je me suis ennuyé.
Heureusement, c'était court.
Delesquif
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le 14 août 2012

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