Je me demande si l'on a raison de croire que ce petit ouvrage est un bon pamphlet contre notre société. Car, si l'on prend au sérieux ce que dit Pessoa, cela ne remet pas en question seulement notre organisation sociale, mais c'est aussi l'anarchisme, rendu compatible avec ce mode de vie critiqué. Faire des plus critiquables agissements une conséquence possible d'un anarchisme bien compris n'est rien moins qu'une trahison. Alors, bien sûr, la presse grand public aura tout de suite adoré cet ouvrage, pensez-donc : Ah donc être un filou de banquier c'est être finalement un anarchiste ? La critique du système devient inaudible, le mal masqué… merveilleux, aucun danger dans cette critique !
Oui, ce qui fait que l'ouvrage n'est pas bon c'est que Pessoa induit en erreur sur l'anarchisme. Je sais bien qu'il existe des courants différents dans cette mouvance. Mais celle qu'il expose comme « L'anarchisme » est précisément celle qui est la plus minoritaire et, de mon point de vue, la plus contestable… pour tout dire je me demande bien pourquoi on la classe dans l'anarchisme : être libertarien ce n'est pas être libertaire !
Le questionnement de l'ordre établi et la remise en cause des conventions littéraires et sociales, s'appuie surtout sur le culte d'une individualité trompeuse, qui serait « enfin » débarrassé du rapport à l'autre, contre le pire (la pression sociale ; tant mieux) mais aussi et malheureusement surtout contre le meilleur (la solidarité ; bien plus problématique). Cette vision de l'anarchisme s'appuie fortement sur celle de Max Stirner ou encore des libertariens. Or, elle contredit tous les enseignements des sciences humaines qui montrent le caractère social de l'existence et le bien-fondé de ces « socialités »-là lorsqu'elles n'impliquent pas de relations de pouvoir (d'où le fait que l'anarchisme ne peut être qu'un socialisme aussi). Car l'anarchisme n'est pas la liberté de chacun contre chacun, mais de chacun avec chacun. C'est toujours un ordre social mais sans le pouvoir. C'est l'autodétermination dans la délibération, donc dans le consensus. La vision que présente Pessoa est tout inverse et précisément la plus dangereuse, qui va dans le sens d'une atomisation des collectifs. En cela, en effet, elle est tout à fait compatible avec une vision égoïste du vivre et peut se mettre confortablement au service des intérêts capitalistes… ceux d'un banquier par exemple. Elle sert un ordre rien moins que juste. Si l'anarchisme bien compris est une harmonie, celui de Pessoa-Stirner ne peut que mener à l'injustice et à la guerre de chacun contre chacun.
Il est donc juste de dire qu'un banquier ne saurait être anarchiste autrement que selon cette version individualiste. Mais l'ennui c'est que, ce faisant, ce disant, théorisant ainsi l'anarchisme, Pessoa jette le bébé avec l'eau du bain. Et laisse croire que l'anarchisme est uniquement ce qu'il en dit. C'est réducteur ! Pire, c'est trompeur ! Il faut relire les très belles pages d'Élisée Reclus, de Kropotkine, de Daniel Guérin ou encore de Jacques Ellul sur le sujet ; la belle synthèse de Normand Baillargon, les études de James C. Scott ou encore de David Graeber pour comprendre que l'anarchisme est, j'en suis de plus en plus convaincu, la seule solution pérenne pour que l'homme habite le monde sans se perdre.