Dans la société du XVIIème siècle, extrêmement hiérarchisée, tout a sa place et l’ordre des choses semble établi. Il en est de même pour l’art et sa classification. Le théâtre n’y échappe pas et la tragédie, genre noble, est bien plus considérée que la comédie. Lorsque Molière crée Le Bourgeois gentilhomme en 1670, il a déjà une carrière installée et le soutien du Roi. Molière se réapproprie une commande royale, Louis XIV souhaitant avant tout se moquer des turcs, pour créer sa pièce. Au fil des pièces, il développe une écriture qui lui est propre et invente le genre de la comédie-ballet. Molière parvient à maintenir cette proximité avec le pouvoir tout en étant très critique et moralisateur dans ses œuvres au sujet notamment de la Cour et des différents caractères humains. Le maître-mot du dramaturge royal est clair : plaire et instruire. Molière insuffle dans ses pièces des éléments qui rendent son écriture si singulière et que nous allons développer au cours de notre réflexion. Dans son avertissement au lecteur de L’Amour médecin (1666), Molière reconnaît que « les Airs et les Symphonies de l’incomparable Monsieur Lully, mêlés à la beauté des Voix et à l’adresse des Danseurs donnent à [ses] comédies des grâces dont elles ont toutes les peines du monde à se passer. ». Je vais donc évoquer la place des arts dans Le Bourgeois gentilhomme et aiguiller ce raisonnement autour de la question de la nécessité du dialogue des arts du spectacle dans la pièce.
La place des arts du spectacle et par extension du dialogue des arts dans la pièce ne peut pas être analysée sans prendre en compte tous les éléments qui, en amont, ont permis sa réalisation. Dès l’origine, Molière est un homme aux multiples facettes, son statut de directeur de troupe et de dramaturge l’amène à appréhender les différents arts. Ainsi, alors même que le statut de metteur en scène n’existe pas, il remplit ce rôle, il dirige les acteurs, est acteur lui-même et le système de troupe le met en avant en tant qu’élément central déterminant. La direction des acteurs par Molière lui-même explique que dans la plupart de ses pièces, le nombre de didascalies est limité puisque les indications scéniques étaient avant tout orales. Dans le même temps et grâce à la confiance du Roi et sa volonté générale de développer les arts afin de faire connaître la grandeur de la France, Molière est le directeur de sa propre salle. Il doit composer à partir d’éléments différents et il est logique de retrouver cette thématique et cette esthétique du mélange des arts dans ses pièces.
Dans le cas de la pièce qui nous intéresse ici, Le Bourgeois gentilhomme, le dialogue des arts semble intrinsèquement lié à sa création même. Alors qu’une autre de ses pièces devait être jouée, Molière réagit à l’absence d’une partie du personnel artistique en intégrant de la musique et de la danse à la pièce. Il s’agit là d’intermèdes musicaux et dansés, des à-côtés qui ont permis de sauver la représentation. Le dialogue n’est alors pas total puisque parcellé, chaque art ayant une division de la pièce qui lui est consacré, ils ne sont pas mélangés. Cette forme plaît au Roi Louis XIV et donc, à la Cour. Par la suite, Molière écrit des pièces où musique et danse sont complémentaires au théâtre, dans l’intrigue elle-même et non en marge comme c’est le cas lors de la première représentation. La situation lors de cette soirée est alors similaire à celle de la pièce, le dialogue des arts sauve la représentation comme lors de l’acte IV.
Au total, Molière écrira 12 comédies-ballets au cours de sa carrière, cependant, la seule qui est sous-titrée comédie-ballet, mot inventé par l’auteur, est le Bourgeois gentilhomme. Cela la singularise en tant que représentante de la comédie-ballet, en chef-d’œuvre total. Le projet de la comédie-ballet et son développement s’inscrivent dans cette logique du Molière multitâche et cela va de pair avec la volonté, propre à Molière, de hisser la comédie au même rang que la tragédie. La figure du dramaturge est représentative de la pièce puisque Molière lui-même bouscule l’ordre social. Fils de tapissier royal, il arrive à se hisser jusqu’au cercle mondain des proches du Roi. L’histoire de la comédie-ballet et la figure qui la crée évoquent déjà le dialogue des arts, fondamental dans la pièce. L’écriture et la mise en spectacle de la comédie-ballet par Molière prendront fin lorsque ce dialogue ne sera plus assuré. Sa collaboration avec Lully et donc entre la musique et le théâtre est essentielle. Le compositeur, honteux de constater que la Cour et le Roi en personne rient à gorges déployées devant un spectacle qui inclus sa musique, ne partage pas la vision de Molière. Lorsqu’il va se plaindre au Roi, ce dernier lui accorde le privilège de la musique sur le territoire et donne au dramaturge celui du théâtre. Cette séparation signe la mort de la comédie-ballet telle que conçue par Molière.
L’intrigue est centrée autour du personnage de Monsieur Jourdain. Comme souvent chez Molière, le personnage principal est mis en avant par un caractère, qui sera source du conflit. Ici, il s’agit d’un bourgeois qui veut devenir gentilhomme, comprenez noble. La société extrêmement hiérarchisée du XVIIème siècle va de pair avec la porosité des classes sociales, chacun y est à sa place et cela doit rester ainsi. Le titre de la pièce donne le ton et, en plus de se révéler comique pour le public courtisan de l’époque, il permet de mettre en avant l’esthétique du mélange, ici par l’oxymore. Les deux éléments antithétiques vont se réunir par le dialogue des arts et le couronnement de Monsieur Jourdain en Mamamouchi. Grâce au théâtre, à la musique et à la danse réunis, la situation sera résolue. Dans Le Bourgeois gentilhomme, le dialogue des arts est salvateur et le titre a donc une double visée, comique et annonciatrice. Le dernier acte crée une utopie qui ne sera jamais remise en question puisque la pièce se clôt ainsi. Sur le plan formel, la résolution des intrigues domestiques a lieu grâce aux différents arts, d’un point de vue dramatique, le dialogue des arts est nécessaire.
Le personnage de Monsieur Jourdain est le nœud de la pièce, d’un point de vue dramatique. L’action et le lieu sont liés aux arts, il donne une représentation chez lui, dans l’optique de devenir gentilhomme en séduisant les nobles par tout le faste qu’il déploie. Il veut ainsi imiter les nobles pour devenir l’un des leurs et doit, comme tout gentilhomme, maîtriser les arts. Sa folie est un ressort comique et dramatique primordial dans la pièce, elle permet de se moquer des bourgeois, ce qui plaît assurément à la Cour, et devient le nœud d’une intrigue qui met longtemps à se mettre en place. En effet, les deux premiers actes ne sont que des divagations autour des répétitions du spectacle que va donner M. Jourdain chez lui, l’action ne commence réellement qu’à l’acte III. Les railleries des personnages envers M. Jourdain, ridicule car il ne parvient pas à maîtriser les arts, tout élève médiocre plein de bonne volonté qu’il est, participent au comique de situation. Il doit se former en tant que spectateur comme en tant que pratiquant mais ne semble parvenir ni à l’un ni à l’autre. Le comique de caractère est premier dans l’écriture de Molière car il définit un personnage et une pièce peut même en porter le nom comme dans l’Avare. Ici, la folie de M. Jourdain va symboliquement et littéralement gagner contre les railleries.
La pièce est très déséquilibrée en termes de répartition des scènes, l’acte III à lui seul comprend presque autant de scènes que les quatre autres réunis. Cette liberté prise par Molière est compréhensible du point de vue du dramaturge qui souhaite changer les codes tout en mettant en avant les arts et leur dialogue. Ainsi, l’acte IV et l’acte V résolvent tous les conflits et nœuds dramatiques mis en place dans l’acte III, par le dialogue des arts. Dans le prologue de L’Amour médecin, une autre de ses comédies-ballets, Molière unit la comédie, la musique et le ballet et déclare au sujet de ces arts qu’ils sont : « tous trois d’une ardeur sans seconde / Pour donner du plaisir au plus grand Roi du monde ». Dans le Bourgeois gentilhomme, la cérémonie turque remplie ainsi son rôle dramatique et de divertissement. Le rêve, fou, de M. Jourdain va devenir réalité, il devient gentilhomme et l’illusion de la pièce construit une nouvelle réalité, par le théâtre. L’harmonie des arts y est totale et les règles changent. Les autres personnages se servent donc de la folie de M. Jourdain et, par la même, lui donnent raison. Le spectacle doit être total pour que l’illusion soit parfaite, le rôle de la danse et de la musique est central, les arts y sont unis pour permettre la résolution des conflits. De même, lorsque l’on prend le point de vue de la double énonciation, l’entièreté de la pièce évoque le dialogue des arts. Molière propose un spectacle divertissant : tout le monde est ridicule tour à tour, les maîtres d’arts, M. Jourdain, les nobles eux-mêmes, les turcs… Le spectacle remplit également sa fonction « instruire » car il met en avant l’importance des arts en ce qu’ils créent une utopie intemporelle. Molière évoque par les personnages des maîtres d’arts, sa propre condition d’artiste, et peint les mœurs et caractères de son époque. Il critique les maîtres d’arts, donc des enseignants plus que des artistes, et les hommes de manière générale qui rabaissent la noblesse de l’art par leurs attitudes et leurs egos.
Molière est, comme La Fontaine, un moralisateur de son siècle, il infantilise M. Jourdain pour mieux faire ressortir le ridicule de son caractère, ainsi que celui des hypocrites qui l’entourent. Nombre de ses pièces mettent en avant des flatteurs, qui servent leur propre intérêt et Le Bourgeois gentilhomme n’y fait pas exception. Les vices des nobles sont présentés comme pires que ceux des bourgeois : ils sont flagorneurs, ne vivent qu’à travers des faux semblants et leurs jugements de goût sont douteux. Le discours de Molière sur les différentes classes sociales, que l’on retrouve tout au long de son œuvre, est très présent dans celle qui nous intéresse. Le spectacle de l’acte IV, point de bascule de l’œuvre, présente ainsi différents niveaux de lecture qui font la part belle aux satires envers les nobles. Le divertissement mondain est le premier niveau de la mise en abîme, il fait appel aux arts et aux connaissances, parfois usurpées, des nobles. Le deuxième niveau est celui de la comédie humaine, visible pour les spectateurs, le théâtre révèle les travers de la société notamment l’hypocrisie de la mondanité. Le dialogue des arts a également un rôle dans la réalisation du troisième niveau de la mise en abîme, celui du spectacle de l’intronisation de M. Jourdain en grand-duc. Les arts du spectacle permettent ainsi la résolution de l’intrigue et la création d’une utopie, les règles changent et le bourgeois devient gentilhomme. Tous les conflits sont résolus et la pièce se clôt sur la nouvelle « mise en scène » qui ne sera jamais remise en question. Chacun gardera son nouveau rôle, les arts du spectacle, ensemble, changent le monde.
Les personnages qui évoluent dans cette intrigue sont eux aussi révélateurs de l’importance des arts, à commencer par les maîtres d’arts. Ils permettent la mise en place du comique et du propos, ambivalent, de la pièce. Le maître de musique et le maître de danse se querellent dans l’acte I au sujet de leurs arts. Molière met en avant l’importance de l’art par le discours de ces personnages tout en les ridiculisant. Le comique naît du décalage entre les ambitions artistiques et les basses considérations économiques qui y sont associées. Les autres maîtres d’arts : maître tailleur, maître de philosophie et maître d’armes, sont eux aussi tournés en dérision en ce qu’ils mettent en concurrence leurs arts. Molière opère cette distinction qui, ironiquement, causera la mort de la comédie-ballet : les arts mis en concurrence ne peuvent fonctionner de manière optimale alors qu’ils permettent la résolution de l’intrigue lorsque leurs « forces » sont conjointes. Cela se traduit, scéniquement, par le travail de Molière, Lully et Beauchamp. Les apports de la danse et de la musique ne sont pas seulement externes mais aussi notables dans l’écriture même de Molière. Leur travail sera réuni dans le banquet des nations final où trois des arts comme les trois pays sont représentés.
Molière met en avant des scènes dansées et chantées qui s’inscrivent dans la dramaturgie à l’image de la pastorale, scène 2 du premier acte. Cette scène suit le débat entre le maître à danser et le maître de musique et met en avant un sous genre très prisé à l’époque, celui d’une rencontre amoureuse dans un cadre champêtre. Ce choix permet au dramaturge de mettre en scène une représentation des goûts courtisans à travers une forme qui fait appel au dialogue des arts. Les deux premiers actes ne présentent pas d’intrigue et ne sont que des répétitions du spectacle que M. Jourdain va donner, les arts du spectacle y sont centraux et leur théorisation également par les discours, tournés en dérisions, des maîtres d’arts. Contrairement au spectacle qui a vu la création de la comédie-ballet, la danse et la musique ne sont pas des ornements du théâtre, les arts sont mélangés et cela va à l’encontre de ce qui se fait dans le théâtre français. Dans Le Bourgeois gentilhomme le dialogue des arts est également littéral, les arts sont représentés sur scène et les maîtres d’arts échangent à propos de leurs arts. Ce n’est pas la seule liberté esthétique prise par Molière qui, malgré sa proximité avec le pouvoir royal, garde une certaine indépendance morale vis-à-vis de Louis XIV. La pièce comprend cinq actes à la place des trois communément présents dans les comédies du XVIIème siècle, cette division permet de mettre la comédie sur le même plan que la tragédie, parcellée en cinq actes également, genre noble et « sérieux ».
Les arts sont également allégorisés, à travers les personnages et leur art, c’est la discipline elle-même qui s’exprime. L’art en tant que métaphore prend corps dans les hommes, et c’est là que le bât blesse. Les dialogues argumentatifs font la promotion des arts mais ils sont caricaturaux, la doctrine est bonne mais la réalisation est tournée au ridicule. Molière soutient les artistes mais, dans le but de faire rire, exagère les traits et se moque d’eux. Cela permet de ridiculiser M. Jourdain car son apprentissage échoue, le comique de caractère et de situation nourrissent le dialogue des arts et inversement. Lorsque les trois autres maîtres d’arts le rejoignent, ils démontrent leur égo de la même manière que le maître à danser et le maître de musique. Leur apparition ne fait que rendre M. Jourdain encore plus ridicule, il ne parvient à rien et en est réduit à faire des exercices de diction, eux aussi ridicules et infantilisant dans la scène 4 de l’acte II. Ce sont les hommes qui pervertissent la noblesse de l’art qui est pourtant présenté comme salvateur dans l’acte IV et V puisque, malgré cette ambivalence, il résout tous les problèmes. L’acte IV voit cette utopie se construire et l’acte V ne remet pas en question l’aspect factice de celle-ci. L’art est performatif et, à partir d’une illusion, construit une nouvelle réalité.
Il n’est pas chose aisée que de changer les codes artistiques de son époque, Molière l’a pourtant fait en créant un genre et en prenant des libertés, notamment par l’intégration du dialogue des arts dans la comédie-ballet. Il est nécessaire puisqu’il s’agit d’associer les arts dans un projet cohérent qui, plutôt que de les mettre en concurrence les réuni. Si la danse et la musique sont essentielles à la pièce, le théâtre est quand même au-dessus. Malgré la complémentarité des arts entre eux et même si le mélange des arts permet la création d’une utopie, c’est par la mise en scène, le théâtre dans le théâtre, que tout est résolu.