Si l'introduction du Brave Soldat Chvéïk invite à penser le héros éponyme comme un Don Quichotte tchèque, il me semble toutefois que l'on gagnerait à se référer aussi à Candide, ce héros de la vie moderne qui croit vivre, grâce aux enseignements du très médiocre leibnizien Pangloss, dans le meilleur des mondes. Chvéïk en effet, et c'est à la fois son don et le drame de son existence, est la candeur incarnée. Il n'y a dans ses yeux que la bonne foi, l'innocence, le bonheur d'être au monde, et l'honnêteté la plus pure. Ne parlons pas de morale cependant, car Chvéïk n'est pas moral - il est aussi moral qu'un chien fidèle, et en parlant de chiens, comment pourrait-il être moral puisqu'il est vendeur de chiens volés.
Chvéïk est un sombre crétin, mais si cela lui joue parfois des tours, cela le sort aussi des situations les plus délicates, car on ne peut le soupçonner de vouloir déserter, de ne pas vouloir remplir son devoir de soldat pendant la Première Guerre Mondiale au service de l'empereur d'Autriche-Hongrie, et on est obligé de le relâcher. Si la première partie est une suite de ballottements entre les différents lieux où le pauvre simplet est mené par punition, l'oeuvre trouve une véritable substance et unité dans une seconde partie où notre héros devient tampon/ordonnance, c'est-à-dire larbin, d'un prêtre de prison alcoolique puis d'un lieutenant amateur de femmes et de chiens : plus qu'une succession hasardeuse d'événements, le roman devient le récit véritable (et to be continued) de la vie de Chvéïk à partir de son arrestation pour outrage à l'empereur... et jusqu'à sa mobilisation au front. Par conséquent, vous l'aurez compris, il faudra attendre les Nouvelles Aventures du brave soldat Chvéïk pour le voir véritablement (ou pas, qui sait ?) soldat.
Le véritable don de Chvéïk, c'est sa faculté de raconter des histoires. Dès qu'on lui parle de quelque chose, il a une histoire, une anecdote, un commérage à raconter sur untel ou untel qu'il a connu qui a fait ceci ou cela. Sous la prime dimension comique que cet incroyable talent pour la digression inutile active, on peut voir bien d'autres choses : tout d'abord, que ces histoires soient vraies ou pas, elles montrent la propension inépuisable du héros à se remémorer, à inventer, à associer des idées, ce qui en fait un idiot génial, ou un génie idiot. De plus, ses histoires lui permettent de ne pas se mettre en danger : par leur spontanéité, leur chute comme un cheveu sur la soupe, leur systématisme, elles déconcertent l'auditeur et font obstacle à toute accusation de complot/d'outrage anti-régime ; symboliquement, les histoires de Chvéïk sont donc une arme, ou plutôt un bouclier, politique. Enfin, si on pousse plus loin encore le raisonnement, on verra que Hasek propose comme solution contre la censure, la répression et l'autoritarisme étatique une naïveté absolue qui se manifeste par le récit d'histoires : c'est la littérature contre l'oppression.
Nul besoin pourtant d'analyser aussi à fond le roman pour prendre conscience de sa profonde portée politique. Comme Voltaire le faisait à travers le personnage de Candide, Hasek pose un regard acide sur le monde qui l'entoure à travers les yeux mouillés et doux de son héros infatigable - plus persévérant encore que Candide, si j'ose dire, car sans attaches, c'est-à-dire sans Cunégonde pour lui donner un but, un jardin à cultiver, il n'est que dévotion aveugle à un devoir absurde et évident. On voit défiler les plus immondes énergumènes, dans les bars, les bureaux de la police, les asiles psychiatriques, les prisons - bref, partout, et surtout dans les endroits définitivement politiques. L'auteur lui-même parfois, "je" anonyme et presque neutre, intervient pour rappeler qu'on cause d'une réalité - métaphorique ou non, peu importe. Tout y passe, évidemment : la corruption de l'appareil d'Etat, les illusions de la religion, la crétinerie des hauts gradés de l'armée... C'est une satire en règle, une description au vitriol de la société tchèque du début du XXe siècle que propose Hasek sous l'apparence innocente du comique incarné par Chvéïk.
Finalement, dans tout ça, le véritable idiot, ce n'est évidemment pas Chvéïk. Chvéïk n'est pas moral et est vide, mais il est aussi dévotion envers ses supérieurs, pureté, et ses vices viennent des vices de la société et des autres. Les autres sont les vrais dégénérés, lui seul est... au-delà, donc plus amoral qu'immoral. Chvéïk est idiot car il est inadapté à la société corrompue dans laquelle il vit, ce qui le rend paradoxalement capable de l'accepter, voire de l'aimer, sans se poser de questions. Il ne s'agit pas d'un éloge de l'idiotie, mais d'une démonstration de la bonté humaine cachée dans les pires monstres que crée la corruption. Car Chvéïk désarme tous ses interlocuteurs, qui ne peuvent se résoudre à le traiter avec la sévérité dont ils font preuve avec tous les autres. Chvéïk est une fonction pure, celle de révélateur. Dépourvu de cerveau comme de psychologie, il parvient toutefois à être attachant, à apparaître comme un modèle capable de bonheur dans l'adversité la plus brutale et insoutenable.
Mise en abyme apologétique de la littérature, dénonciation violente des vices d'un système, et bien sûr lecture-plaisir grâce au comique de répétition qui balise l'épopée du héros le plus aimable (au sens de "qui est propre à être aimé")... Le Brave Soldat Chvéik est une grande oeuvre complexe, un grand "roman national", aussi pessimiste qu'optimiste, qui est passionnant à tous les niveaux de lecture.