Pour introduire cette critique, je vous accorde une petite explication sur ce titre quelque peu racoleur :
"Péril Jeune" est ici une référence au film de Cédric Klapisch qui se déroule majoritairement au milieu des années 70. Tous les éléments de l'initiation au mondain que souligne Clouscard y sont : Le flipper, les jeans, les cheveux longs, la guitare, le rock, la bande, le féminisme, les revendications politiques, la drogue... Je me demande même si une lecture Clouscardienne du film est possible ; cinq après leur terminale, nos personnages semblent mener une existence plutôt rangée voire bourgeoise : Momo travaille dans un bureau, Chabert est kiné et Léon est architecte. Une inconnue plane concernant Bruno et Tomasi est mort d'une overdose, ou, comme dirait Clouscard, d'un mauvais usage de la drogue...
Concernant l'appellation "rouge-brun" que je décerne à Clouscard, elle est assez ironique. Le "rouge brun" est un individu qui mêle à la fois des thèses dites communistes et d'autres d'extrême droite nationaliste. Or, ce qualificatif s'est répandu et désigne désormais - sans doute parfois abusivement - toute personne qui se définit comme communiste et qui occulte toutes les luttes hormis celle de la lutte des classes. Ce type d'individu fustige par exemple les luttes féministes qu'il considère comme étant une lutte bourgeoise à reléguer au second plan ; il s'agit de la position de Clouscard.
La première chose qui saute aux yeux du lecteur est le style d'écriture de Clouscard. Corrosif et d'un insolent sarcasme, il s'éloigne de tout académisme. Bien que Clouscard est un sociologue, nous trouvons ici aucune enquête, aucun chiffre précis... L'auteur justifie ceci par le fait que sa discipline est abandonnée aux idéologues. Cependant, cette absence de travail sociologique précis rend les considérations de Clouscard quelque peu abstraites, avec peu de fondement, si ce n'est que l'appréciation de l'auteur. Néanmoins, je trouve son système d'initiation au mondain tout à fait fascinant. Il décrit la passivité dans laquelle est noyée l'enfant à cause du caractère magique que revêtent les objets autour de lui comme la télévision : il suffit d'appuyer sur un bouton et le plaisir est là. Cette passivité, selon Clouscard, est perpétuée par le rythme de la musique que les jeunes écoutent, comme le rock. Le jeune ne trouverait son plaisir que dans la consommation d'objets ou de personnes.
Clouscard, il faut le reconnaître, va à contre-sens de ses contemporains : il considère que ce n'est pas le capitalisme qui nuit à une libido qui existait - et se portait mieux - avant elle (thèse freudo-marxiste) mais que le capitalisme a crée la libido, notamment en nous amenant à croire que la liberté se trouve dans le plaisir. Ceci pousse alors à la consommation exacerbée de celui-ci (à travers les objets, le sexe, la drogue) ; l'usage bourgeois de l'argent n'est plus celui de la thésaurisation mais du gaspillage : consommer à outrance pour montrer son accès immodéré au plaisir (tout en gardant un certain contrôle, un "bon usage", notamment de la drogue afin de garder son pouvoir) auquel le prolétaire ne peut avoir accès avec autant d'abondance.
Aussi, il démontre - de manière certes "fantaisiste" parfois - que lorsque nous nous pensons "contestataire" en consommant tel produit, nous jouons le jeu du capitalisme de la séduction. L'exemple du jean est parlant. En le portant dans les années 60/70, les jeunes se pensaient subversifs, or, le jean sexualiserait les femmes (pour ou contre leur gré) et devient un objet de désir. Quand le caractère subversif et "élitiste" du vêtement disparaît, il a désormais un usage de masse et est répandu dans tous les foyers. De subversif, le vêtement devient "classique".
Il remarque également à quel point certaines figures contestataires comme "le casseur" deviennent des esthétismes : on veut copier le contestataire en s'habillant comme lui. Il devient une sorte de modèle, il est annihilé de tout potentiel subversif. Pour reprendre une terminologie Debordienne : il est récupéré par le spectacle - Cependant, Clouscard semble nous faire comprendre qu'il est déjà spectaculaire en lui-même... -
Certes, ce texte peut sembler daté, notamment lorsqu'il érige le flipper comme objet type du capitalisme alors que celui-ci est désormais désuet. Néanmoins, il s'agit d'un portrait d'une culture, celle de la culture jeune, aussi appelée culture de masse. La culture de masse n'est pas à confondre avec la culture populaire. La culture de masse est celle de la passivité, la culture populaire, au contraire, est celle de l'action. Les termes de "culture de masse" et "culture populaire", je les emprunte à Lasch, Clouscard préfère les expressions "usage mondain" et "usage progressif". Clouscard prend l'exemple de la moto : l'usage mondain de celle-ci consiste en ce que la moto ne soit utilisée qu'à des fins de plaisirs immédiats, afin de se vanter et elle revêt un caractère magique. Or, l'usage progressif de la moto est anti-magique, il est "bricolage" : le jeune possesseur de la moto se débrouille pour comprendre comment la moto fonctionne et empêcher toute panne. Le plaisir n'est plus immédiat, ni magique : il est dans l'action plutôt que dans la réception.
Je trouve vraiment fort ce que Clouscard parvient à faire : ce qui pose problème n'est pas tant l'objet en soi mais son usage. Or, le capitalisme de la séduction nous pousserait à avoir un usage passif et libidinal de l'objet plutôt qu'un usage actif. Ainsi, il considère que le problème d'accoutumance à la drogue n'est pas causé par la drogue elle-même mais par son usage ; ceci me paraît certes discutable mais pousse à la réflexion quant aux rapports que nous pouvons entretenir avec les objets de plaisir.
Maintenant, passons au point qui fâche ! Le féminisme ! Toujours armé de sa plume acérée, Clouscard se demande non sans humour si le MLF ne joue pas le jeu du phallocrate ! Je pense que cette assertion, il ne faut pas la prendre au premier degré. Clouscard relève quelques points justes : le divorce n'a pas profité aux femmes au foyer qui finissent souvent seules et sans revenus, quelque part, la libération sexuelle des femmes est accompagnée par le fait que ce sont elles qui prennent toute la charge mentale de la contraception - ce qui devait déjà être plus le cas avant -. Enfin, oui, je pense qu'il n'est pas aberrant de relever que les avancées sociales pour les femmes ont malheureusement profité surtout aux femmes aisées et moins aux femmes précaires. Clouscard remarque par exemple que la pilule est commune dans les classes bourgeoises mais moins dans les classes défavorisées (il aurait été pertinent d'avoir des chiffres précis à ce propos ceci dit...). Néanmoins, je ne peux que déplorer son analyse du féminisme. Pour lui, LE féminisme est une idéologie, qui joue le jeu du capital, qui est secondaire comparé à la lutte des classes, que seul compte les rapports de production...
Cette critique serait partiellement juste si elle s'attaquait au féminisme libéral/d'entreprenariat dont le "précepte" majeur est que les femmes puissent être des patrons comme les hommes. Or, déjà en 1981 il existait des courants féministes révolutionnaires, qui pensaient une interaction entre sexisme et lutte des classes. Il s'agit pour moi d'une paresse intellectuelle de considérer LE féminisme comme une idéologie au service du capitalisme de la séduction. Clouscard reconnaît que l'homme aisé exploite sa femme, les femmes et hommes prolétaires, que la femme aisé exploite les hommes et femmes prolétaires, ce qui est juste, mais il oublie aussi que les rapports de domination entre les hommes et les femmes existent aussi au sein des classes laborieuses...
Cet écrit m'a marqué. Clouscard est définitivement un auteur à contre-courant de son époque dont l'analyse navigue entre abstraction et finesse. Je lui reprocherai d'être trop répétitif (notamment dans la seconde partie de l'ouvrage) et de manquer de pertinence sur certains sujets, préférant se cacher sous un usage redondant de la provocation. Parfois, j'ai presque eu envie de le qualifier de "réactionnaire", mais je pense que le "cas Clouscard" mérite plus de nuance.