Livre assez irritant, dans la mesure où l'auteur multiplie les assertions contradictoires à tel point qu'elles sembles dirigées par l'instinct uniquement. Par exemple, son affirmation selon laquelle Carmen est une oeuvre purifiée par la pureté de l'air chaud espagnol: "avec cette œuvre on prend congé du nord humide, de toutes les brumes de l'idéal wagnérien.Déjà l'action nous en débarrasse. Elle tient encore de Mérimée la logique dans la passion, laligne droite, la dure nécessité ; elle possède avant tout ce qui est le propre des pays chauds, la sécheresse de l'air, sa limpidezza", contredite ensuite par son exaltation de la moiteur sensuelle, de la gaieté "africaine", " Comme sa mélancolie lascive parvient à satisfaire nos désirs toujours insatisfait".
Par ailleurs, si il identifie correctement le leitmotiv de la rédemption comme oeuvre commune à tous les opéras wagneriens, il abuse en ignorant leur formidable diversité, et met sur le même plan le repos funèbre que trouve le Hollandais volant par l'amour qui le libère de la vie et de la malédiction, et celui de Tanhauser qu'il obtient par la pénitence. Il appelle même "Rédemption" le fait "que de belles jeunes femmes soient sauvées par un chevalier". Ce qui est particulièrement de mauvaise foi puisque c'est bien le chevalier, dans Les maîtres chanteurs de Nuremberg, son exemple, qui apparaît initialement comme fautif (son manque de patience face au chant) et non la jeune fille, pourtant celle qui est sauvée (c'est à dire "rédemptée" selon la lunette déformante de Nietzche). Alors comment parler de rédemption moralisante dans ce cas? Il passe aussi sous silence l'ode à l'amour charnel présente dans Tanhauser, au milieu de longues digressions sur la bigoterie qu'il attribue aux allemands vis à vis de Goethe (sans vraiment la justifier d'ailleurs) que seuls les juifs auraient compris selon lui ("il n'eut d'admiratrices sincères que parmi les Juives"toujours sans aucune justification). Par ailleurs, l'auteur éructe souvent des morceaux de raisonnement sans les relier intelligiblement entre eux, de sorte qu'il y a quantité de passages où l'on peine à voir ce qu'il veut dire:" la légende, c'est Wagner qui a inventé ce trait radical ; sur ce point il a corrigé la légende... Siegfried continue comme il a commencé : il ne suit que la première impulsion, il démolit toute tradition, tout respect, toute crainte. Il abat ce qui lui déplaît. Il renverse sans respect toutes les vieilles divinités. Mais son entreprise générale tend à émanciper la femme, à « délivrer Brunehilde »... Siegfried et Brunehilde, le sacrement de l'amour libre ; le commencement de l'Age d'or ; le crépuscule des dieux de la vieille morale ! – le mal est aboli... Le vaisseau de Wagner fila longtemps gaiement sur cette voie. Pas de doute, Wagner y cherchait son but le plus élevé. – Qu'arriva-til ? Un malheur. Le vaisseau de Wagner donna sur un écueil ; il se trouva immobilisé". Il faut aussi y rajouter sa psychologisation à outrance: non content de dire que Wagner est une maladie, il le qualifie, de manière peu élégante, de "malade": "tout cela réuni nous
présente un tableau pathologique qui ne laisse aucun doute : Wagner est un névrosé. Rien
n'est peut-être aujourd'hui plus connu, rien en tous les cas mieux étudié que le caractère
protéiforme de la dégénérescence qui se chrysalide ici en un art et en un artiste. Nos médecins
et nos physiologistes ont en Wagner leur cas le plus intéressant, tout au moins un cas très
complet". On retrouve plus tard cette petitesse dans sa tentative de décrédibiliser Wagner en lui attribuant de manière sous-entendue des origines juives, via sa filiation contestée avec Geier.
Sinon; quelques intuitions correctes, comme de souligner le sens du détail de Wagner (qualifié de brillant "miniaturiste") ou sur sa méconnaissance des règles formelles au profit de la transmission de sentiments: " il a augmenté à l'infini la puissance d'expression de la musique – : il est le
Victor Hugo de la musique considérée comme langage", l'héritage Hegelien...
Au final, ce n'est pas tant écrit contre Wagner que contre l'ensemble du peuple allemand, systématiquement rabaissé pour son manque de distinction, de goût et de subtilité, sa trop grande sensibilité aux effets faciles (Nietzche négligeant pourtant les échecs de Wagner que sont les oeuvres postérieures à Rienzi, et la longue période de doute qu'il traversa avant de révolutionner l'opéra allemand).
En résumé, à éviter si vous vous intéressez un peu à la musique de Wagner, tant elle ne sert que de prétexte à Nieztche pour étaler avec son style si particulier ses théories, reliées à la fin de l'ouvrage à son sujet par les trois maximes qui forment ses voeux:
Que le théâtre ne soit plus le maître des arts.
Que le comédien ne soit plus le séducteur des artistes authentiques.
Que la musique ne soit plus un art du mensonge.

En revanche, si vous êtes sensibles au style décousu et moralisateur de Nietzche, et que, loin de rechercher une analyse objective mais personnelle de l'art wagnerien, vous vous intéressez simplement aux conceptions esthétiques et artistiques de l'auteur, alors ce livre vous tiendra agréablement compagnie pendant quelques heures (une de ses qualités étant sa courte durée de lecture): ". Mais il faut dire cent fois à la face des wagnériens ce qu'est le
théâtre : ce n'est jamais qu'une manifestation au-dessous de l'art, quelque chose de secondaire,
quelque chose qui est devenu plus grossier, quelque chose qui s'adapte au goût des masses
lorsqu'on l'a faussé pour elles."

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le 3 juin 2019

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GGR  97

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