Le chantier de Mo Yan (2007)
Une troupe de gamins dépenaillés, bardés de slogans et de certitudes maoïstes, entreprend de tester et stimuler – tableau d’opéra à l’appui – les dispositions révolutionnaires d’un groupe de travailleurs goguenards, déférents, voire peut-être craintifs face à cette initiative. Dans ce vieux pays confucéen, l’inversion des valeurs de cette surprenante scène d’ouverture, la disparition mystérieuse du commandant Guo puis l’arrestation rapide de son successeur situeront l’histoire narrée par Mo Yan dans les années qui suivent le déclenchement de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.
Sans ces évocations, ainsi que la présence dans le dernier tiers d’un engin motorisé, Le Chantier pourrait bien être le récit d’un monde paysan, immuable depuis des siècles, celui de pauvres hères arrachés à leurs champs et réquisitionnés pour une corvée impériale absurde, ou les besoins d'un seigneur de guerre bientôt balayé par un rival.
Sauf qu'il s'agit ici de la lie du pays, les indisciplinés, les petits malfrats, les escrocs et peut-être certains estampillés droitiers lors d'une précédente campagne de dénigrement politique. Pas assez dangereux pour mériter le laogaï mais suffisamment “ antisociaux ” pour devenir des réprouvés, des pestiférés pour ces villages que longent la route en construction. Et plus pauvres que ces paysans pauvres, encore capables de se nourrir et dont les femmes sont une incitation permanente à désobéir et déserter.
De cet assemblage de damnés fatigués, démotivés et laissés sans surveillance, Mo Yan fait surgir quatre figures particulières, quatre destins qui vont se raconter dans le passé et le présent. D'abord le concupiscent Yang Liuju, responsable intérimaire de la brigade, qui jure de posséder la veuve Bai, rondouillarde vendeuse de tofu. Puis Sun Ba, joueur impénitent et attrapeur de chiens, que son épouse famélique rejoindra pour accoucher de sa progéniture. Son partenaire Lai Shu, tricheur habile, inventeur d'un trésor qui le rendra fou. Et enfin le cuisinier Liu le bossu, qui croit voir sa fille en la personne de Huixiu, la jolie marchande de ciboule, au point de lui montrer une affection incompréhensible qui le perdra.
Le chantier est un récit dur, sans détour, sans fard, au ras de cette misère humaine. Il sent la crasse, l'urine, les vomissures et la violence sécrétée par cette promiscuité et les incertitudes de l'époque, là où une future mère se nourrit dans les poubelles pendant que les discours officiels célèbrent la réussite de la révolution socialiste.
Croisant ses personnages et leurs histoires, Mo Yan offre un roman qui, malgré une grande sécheresse d'écriture propre à retranscrire ces dénuements, coule comme une rivière abrupte. Les scènes de Sun attrapant le chien ou celle de l'abandon de sa fille nouvelle née, celle de Lai découvrant l'amphore, ou encore le meurtre que doit accomplir Yang pour obtenir la veuve (dont la narration se combine à celle, terrifiante, de la profanation d'une sépulture) sont tels d'imposants rochers noirs qui en rythmeraient le cours.
Un peu plus loin, un autre chantier et d'autres histoires peuvent désormais s'emmêler.
Parmi les premiers écrits de Mo Yan et heureusement traduit en français, Le chantier est une bonne et âpre porte d'entrée dans l'univers du récent Prix Nobel de Littérature, conteur admirable – et plus subtil qu'on le dit – de la ruralité chinoise.
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