K. rend beau l'âge
L’hiver est la parfaite saison pour ouvrir un Kafka. Pas seulement parce-que personne mieux que lui ne sait sublimer le froid pénétrant, ne sait évoquer les reliefs obscurs d’architectures...
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le 24 févr. 2017
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L’hiver est la parfaite saison pour ouvrir un Kafka. Pas seulement parce-que personne mieux que lui ne sait sublimer le froid pénétrant, ne sait évoquer les reliefs obscurs d’architectures fantomatiques ou dessiner la bichromie accablante d’une campagne écrasée par la neige immaculée et le ciel de suie, mais parce que c’est le moment idéal pour s’offrir un bon état grippal, compagnon de choix, pour le moins chaleureux, ne manquant pas de faire perler les tempes lors d’une descente au cœur des images insaisissables de ce cher Franz.
Une belle aventure, c’est un bouquin de Kafka,une couverture, les entrelacs de branchages dénudés tracés sur un ciel blanc derrière la fenêtre, et un bon 39 de fièvre comme second conteur. C’est le portail d’entrée parfait pour plonger dans Le Château, derrière cet homme égaré dans le noir, en pleine débandade, oubliant la coordination de ses jambes indécises, avec pour seule réponse à ses appels l’écho de ses pas précipités perdus dans les hauteurs de bâtisses froides et dominatrices. Avec aux coins des yeux ces personnages spectraux, protéiformes, indiscernables, façonnés par les mots, ragots et rumeurs, passant de joie esclaffée à rancœur vicieuse. Au long de ce labyrinthe perpétuel sinuant dans les entrailles de l’absurde, s’enfonçant au cœur des plus effroyables machines d’improductivité avec l’acharnement dément de celui qui cherche l’air. C’est ce délire malade qui vous plaque sur un oreiller instable, ballotté et dansant, ce cauchemar de Fussli qui s’offre en succession de figures délavées, modelées dans une glaise trop molle.
Pantins désincarnés ou ombres fuyantes, les personnages du Château, sont partie intégrante de la grande fascination qui s’exerce à l’égard de son auteur. Une série de reflet instables, brouillés et troublés à la moindre brusquerie, sous le verbe et les dires de l’une ou l’autre commère, conseiller ou messe-basse de coin de table. Les mots taillent des êtres en constante métamorphose, acteurs sournois d'une éternelle insécurité. Jeune et jolie, elle se mue en débris efflanqué et livide les joues rongées par la couperose, intègre et serviable, il cache le plus perfide des serpents. Kafka nous brouille et se joue de ses rejetons, créés dans une argile glissante et prenant maintes formes, d’une autonomie qui ne saurait se limiter aux strictes lignes imprimées. Qu’est ce que cette Frieda, tantôt beauté gracile et douceur limpide, qui prend parfois le teint cireux et maladif d’une poupée de chiffon diabolique ? Que sont ces assistants, Arthur et Jeremiah, rieurs, chantants, dodelinant, ces échappés de conte, ces engeances de lutins, agités, joueurs, musicaux, d’une dérision forcenée, voix de grelot et geste d’oiseau, insaisissables comme ces moustiques moqueurs qui vous rattrapent inlassablement aux frontières de la tranquillité ? Les personnages de Kafka dépassent de loin leur description et continuent de danser, de déambuler, de marmonner, d’effrayer bien au delà des écrits. Et cette Patronne, gigantesque, inébranlable, éclipsant le soleil de sa stature imprenable, qui pourtant, sous son air de forteresse revancharde, sait user de ce ton adoucis, plaintif et narquois propre aux plus perfides sorcières. Et ces sœurs, et ce messager, et ces fonctionnaires, ces villageois, ces piliers de bar, cet instituteur, ce gosse et sa mère malade… C’est le carnaval des ombres qui tour à tour grossissent, se déforment, entrent en scène pour un instant d’excès braillard, de rire aliéné, d’agressivité brutale ou de douce mélancolie, s’esquissent puis s’esquivent devant un K. harcelé par son créateur, engoncé dans son corps ensommeillé, paralysé dans son enveloppe gelée, dans ses chambres moisies, ses masures éventées, son village geôlier.
Kafka tourmente jusque dans son écriture arachnide, tissée et collante comme un sable mouvant avalant sa plume, dont les phrases interminables enlisent un lecteur en demi torpeur dans un cocon de fièvre douillette, délicieusement tourmenté, toisé par des galeries d’êtres charmeurs ou croulants, magnifiques, fascinants, taquinant l’anxiété jusque dans cette fin abrupte, sectionnée au milieu d’une plongée, nous éjectant, étourdis, comme en sursaut au sortir d’un songe foutrement prégnant.
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le 24 févr. 2017
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