Horace Walpole, un député britannique qui s’intéressait plus aux voyages en Europe et à se construire un château à Strawberry Hill qu’à la politique, est reconnu comme l’auteur du premier roman gothique, c’est-à-dire du romantisme noir, un genre qui fit ensuite florès pendant les 60 années qui suivirent et marqua les tout débuts du fantastique. En réalité, le Château d’Otrante n'a qu'un rapport assez distendu – du simple fait que l’action se déroule dans un château et que des événements irréalistes ont lieu – avec le genre gothique.
En effet, le roman gothique est certes très empreint de superstitions moyen-âgeuses, mais revisitées d’une manière fantasmée et, malgré tout, à travers le prisme de la science et de la raison que Rousseau et Robespierre vont contribuer à populariser en ce siècle des Lumières. Pourtant, le Château d’Otrante n’a rien à voir avec la raison, avec la définition du fantastique en tant qu'«irruption dérangeante du surnaturel dans le cadre réaliste d'un récit» qui finit par créer l'aporie, c'est-à-dire brouiller les repères entre réalité et surnaturel et interroger sur le point de vue même du récit. Rien de tout cela ici, on est beaucoup plus proche du conte merveilleux : un chevalier à l’épée géante, un immense casque qui tombe du ciel… Rien là-dedans de fantastique, ni d’ailleurs de terrifiant ni de noir. C’en est presque comique, même, d’autant plus que ça ne sert que peu l’intrigue.
Par contre on peut dire qu’on s’inscrit tout à fait dans la veine chevaleresque et sentimentale, mais sans grâce : et vas-y que je te fasse des ronds-de-jambe et des courbettes verbales pendant deux pages et demi sans vraiment dire quoi que ce soit de signifiant. On s’ennuit de ces rebondissements à la va-comme-je-te-pousse, à ces personnages parangons de vertus ou tyrans impitoyables qui passent d’un extrême émotionnel à l’autre sans transition. Ce à quoi s’ajoute des personnages artificiels à la psychologie sommaire et toute conventionnelle : les deux jeunes femmes ont par exemple des réactions quasiment interchangeables. Donc de véritable romantisme à la Roméo et Juliette ou à la Cyrano de Bergerac, il n'y a finalement point.
Malgré toute l’indulgence qu’on peut manifester en tentant de recontextualiser ce « premier roman gothique » dans son époque, il faut admettre qu’il ne tient pas la comparaison avec Le diable amoureux de Jacques Cazotte (1772), Le Moine de Matthew Gregory Lewis (1796) et tous les romans d’Ann Radcliffe (1789 à 1797). Même avant 1764, il y avait déjà eu toute l’époque des « poètes des cimetières » en Angleterre comme Edward Young et ses Plaintes ou Pensées nocturnes sur la vie, la mort et l’immortalité (1742) ou Thomas Gray et son Élégie écrite dans un cimetière de campagne (1751). La noblesse des sentiments des protagonistes archétypaux s'y mêlaient à des éléments de tragique et de macabre qui étoffaient et affinaient les poèmes et les métaphores.
Mais ici, on a affaire à du prétendu « romantisme noir » ni romantique ni noir, tout au plus à du sentimentalisme plat et à des personnages sans reliefs qui évoluent dans une histoire agrémentée de quelques éléments fantaisistes et baroques pour varier les plaisirs et «faire joli». Il paraît que cet ouvrage fut écrit en à peine deux mois, eh bien peut-être que Walpole aurait pu y passer plus de temps. Je le déconseille en tous cas pour ceux qui s’intéressent au roman gothique : ce n'est pas la meilleure entrée en matière du genre, loin s'en faut.