La littérature « expérimentale », c’est quitte ou double. Dans son petit livre, Calvino fait deux tirages quasi-complets : du Visconti-Sforza, d’abord, un tarot du XVe siècle parmi les plus anciens jamais retrouvés, à partir duquel il écrit le Château des destins croisés ; puis du tarot de Marseille, ensuite, que tout le monde connaît, et à partir duquel il écrit la moins noble mais tout aussi curieuse Taverne des destins croisés.
La contrainte de Calvino n’est pas totalement formelle — quelque chose qui m’avait exaspéré au plus haut point dans les Exercices de style de Queneau — : l’inspiration viendra des cartes, de deux grands motifs d’une soixante-dizaine de cartes qu’il faudra lire en lignes et en colonnes, de droite à gauche et de gauche à droite, de haut en bas et de bas en haut. « Évidemment », j’ai envie de dire, il en tire des histoires qui sont très archétypales. Il n’y pas de personnages nommés ni particulièrement mémorables, seulement des titres, des fonctions, des caractéristiques saillantes : en soi, ça n’est pas vraiment un problème. Les fils narratifs, en revanche, m’ont semblé terriblement génériques dans leur ensemble et carrément médiocres pour certains : l’histoire d’un homme qui est incapable de faire des choix, OK, l’histoire d’un homme qui tombe amoureux d’une femme qui a été damnée pour on-ne-sait-quelle-raison, bof… Les deux réécritures du Roland furieux de l’Arioste et de La Vie est un songe de Calderon, idem — très oubliables.
La plus grande faiblesse de ce petit livre, c’est sans doute son style. On a un narrateur primaire qui perd la voix en entrant dans un château ou une taverne, comme tous les convives déjà présents. Quelqu’un leur fournit un jeu de tarot et chacun veut l’utiliser pour raconter sa propre histoire. D’une certaine manière, le narrateur garde sa voix — même s’il n’y a que nous pour la lire — et c’est à travers sa vue et ses interprétations qu’on accède aux récits de tous les autres convives. Les narrations enchâssées ne sont pas nécessairement difficiles, mais la nécessité qu’a Calvino de faire suivre les règles du texte, c’est-à-dire de décrire les images et d’expliquer l’ordre des cartes, semble rendre la lourdeur inévitable : sauf en de très rares endroits où les noms des cartes sont intégrés à la narration, on se retrouve avec un récit enchâssé littéralement criblé par les interruptions explicatives de son récit châssis.
Si le résultat des règles intransgressibles choisies par Calvino n’est pas aussi formel et vide que du Queneau, il n’est pas non plus tout à fait réussi : il semble manquer de cette légèreté si chère à l’auteur dans ses Leçons américaines et qui, si elle avait été là, aurait pu tout à fait sublimer les contes qu’il a voulu raconter.