"De tous ceux que les Américains combattirent jamais dans une guerre totale, les Japonais furent pour eux les plus différents. Dans aucun autre affrontement avec un ennemi de cette taille il ne nous avait été nécessaire de prendre en considération des comportements et des modes de pensée à ce point étrangers aux nôtres."
Nous sommes en 1945, les Américains viennent de défaire le Japon et s'apprêtent à organiser une occupation / reconstruction du pays qui les préoccupe au plus haut point… Car qu'attendre d'un ennemi aussi extrémiste, aussi forcené ? L'Office of War Information charge Ruth Bendict, anthropologue de renom, de construire une analyse détaillée de la culture japonaise pour pouvoir mieux évaluer les risques… le tout sans aller au Japon étudier sur place la dite culture ! Un défi impossible, que Benedict va relever (avait-elle le choix ?) de brillante manière, puisque durant des décennies, son "Le Chrysanthème et le Sabre" a été considéré, jusqu'au Japon, comme l'ouvrage de référence sur le sujet !
Nous sommes en 1979, j'entre ce soir-là dans la cinémathèque d'Oran, où j'effectue ma coopération, et je découvre "Harakiri", le chef d'œuvre de Kobayashi. Le visionnage de ce film, le premier film "japonais classique" que je vois, me bouleverse profondément, et change à jamais la manière dont j'aborde le Cinéma. C'est le début d'une passion qui ne s'est pas tarie, quarante ans plus tard, non seulement pour un cinéma, mais pour un pays tout entier. Car je ne fais pas que découvrir Kurosawa, Mizoguchi, Ozu ou Oshima dans la foulée, je me lance aussi dans la littérature japonaise, puis dans le manga.
Nous sommes en 2009, trente plus tard, et j'atterris enfin au Japon. Enfin. J'ai toujours reculé le moment d'y aller "physiquement", terrifié par l'idée que le pays ne serait pas à la hauteur de l'amour que je porte à sa culture. Je n'ai pourtant rien à craindre : même si le Japon d'aujourd'hui a bien évolué par rapport à celui de l'ère d'Edo, il reste totalement "alien", superbement et mystérieusement incompréhensible à nos yeux. Ce voyage est l'un des plus impressionnants que j'aie jamais fit, moi qui ai vécu dans 8 pays différents, et ai travaillé dans bien plus.
Nous sommes en 2019, et pour Noël dernier, ma petite femme m'offre "le Chrysanthème et le Sabre" : c'est le début d'une longue plongée dans 350 pages aussi touffues que passionnantes, que je savoure à petite dose. J'essaie de revenir mentalement sur mes pas, de "relire" ce que j'avais cru comprendre du cinéma ou de la littérature japonaise à la lumière de ces explications extraordinaires, qui apportent un point de vue totalement différent sur les mythes et les fictions que j'ai toujours eu tendance, bien évidemment, à interpréter de mon point de vue d'Occidental. Je me rends compte que, dans mon arrogance, je ne me suis même jamais posé cette question que l'Office of War US a si intelligemment demander à Ruth Benedict : comment faire pour comprendre ce qui nous totalement incompréhensible ? Et pour ensuite construire un pont entre notre culture et celle de ce pays ?
Nous sommes en 2019, et je considère avec crainte, mais aussi excitation, la tâche titanesque que j'ai devant moi : il s'agit ni plus ni moins que de reconstruire toute ma relation avec le cinéma japonais, avec la littérature japonaise, avec la BD japonaise… De le faire en utilisant ce que maintenant, grâce à ce "le Chrysanthème et le Sabre", je commence à entrevoir. Oui, je crois que je peux essayer de comprendre.
|Critique écrite en 2019]