Le Clan du sorgho rouge est plein et excessif comme un fruit trop mûr. Il n'est pas économe sur la violence de son récit, placé pour l'essentiel dans les années noires de l'occupation japonaise, dont les troupes déployaient la “Politique des Trois Tout” (tue tout, brûle tout, pille tout). La brutalité du récit est lancinante ; le lecteur n'y échappe jamais pour longtemps, ne quittant les descriptions sanglantes du début de l'ouvrage que pour rencontrer une incise cruelle ("cette Lian'er, désormais grande jeune fille à la chatoyante chevelure de jais […] Elle m'a donné une petite tante, morte en 1938 sous les baïonnettes des soldats japonais qui ont ensuite, à tour de rôle, violé la jeune femme — cela aussi, j'y reviendrai en détail"). Autre obsession, qui répond à celle de la violence : l'omniprésence du sorgho et de la vie rurale qui en dépend. La répétition des motifs ne devient toutefois jamais lassante grâce à l'inventivité stylistique de Mo Yan (à quelle point est-elle redoublée par la transposition dans une autre langue ?), comparant une femme amoureuse à un “gros brochet” ou déclarant que “Le processus amoureux transforme le sang en fèces qui ont la couleur de l’asphalte”.
Malgré son ancrage particulier dans un lieu et un contexte bien marqués, Le Clan du sorgho rouge n'offre pas de perspective orientaliste sur une Chine millénaire et essentialisée. L'écriture de Mo Yan est pleine de renvois et d'allusions à la tradition littéraire occidentale : le livre s'ouvre par une longue référence à A Tale of Two Cities (“plus beau pays du monde, c’est aussi le plus laid, le plus serein et le plus terre à terre, le plus pur et le plus corrompu, le plus héroïque et le plus lâche, le pays des pires ivrognes et des meilleurs amoureux”), et le nord-est du canton de Gaomi qui fait l'objet de cette ouverture dickensienne a des airs de Yoknapatawpha (et, en sens inverse, la narration qui prend pour personnage principal “mon père” anticipe le même procédé chez le Hongrois Peter Esterhazy, dans Harmonia Caelestis).