Certaines inventions ont changé le monde, pour le meilleur et parfois le pire.
L’imprimerie, par exemple. Il est indéniable qu’elle a permis une incroyable diffusion des idées, un accès aux connaissances sans précédent dans l’Histoire à laquelle seule l’apparition d’Internet peut se comparer en matière de bouleversement épistémologique. Avec, tout de même, quelques gros couacs qui ont mis pour l’Europe à feu et à sang pour plusieurs siècles. Il y eut, bien sûr, le fléau des guerres de religion, triste corolaire de l’émancipation des idées. Mais l’imprimerie a permis l’avènement d’un autre fléau des Temps Modernes auquel on penserait moins de prime abord tant on le croit réservé à notre société contemporaine marquée par la révolution numérique : l’apparition des fake news, rumeurs, vieilles légendes et superstitions qui, par la force que leur procure l’écrit édité et réédité, vont acquérir le statut de vérité et se répandre comme une trainée de poudre dans un monde déjà déstabilisé par l’effondrement des certitudes, par l’horreur des massacres, la crainte des famines, la terreur des épidémies. Ainsi, les écrits des démomologues autoproclamés tel le Malleus Maleficarum d’Heinrich Kramer (je le cite en particulier car l’auteure y fait référence mais De la démonomanie des sorciers de Jean Bodin vaut également son pesant de connerie) : l’ouvrage, pourtant condamné par l’Eglise, connaîtra de nombreuses rééditions qui finiront par faire apparaître comme légitimes des idées controversées jusque-là et marquera le début des chasses aux sorcières qui ensanglanteront l’Europe du XVe au XVIIe siècle.
Mais qu’ont-elles de si particulier, ces sorcières modernes pour qu’on les persécute de la sorte ? En quoi ces Witches renaissantes sont-elles perçues de façon différente des sorcerers à l’ancienne, chamanes guérisseuses, dépositaires d’un savoir transmis du fond des âges de mères en filles, vaguement jeteuses de sorts ? Mais c’est que ces femelles démoniaques (car pour Heinrich Kramer, ça ne fait pas un pli, dans la plupart des femmes, il y a une sorcière qui sommeille, ce qui explique que dans certains villages, la quasi-totalité d’entre elles partiront en fumée) ces lubriques bacchantes ont passé un pacte avec Satan, pardi ! Et nos prétendus experts de dépeindre avec un luxe de détails qui provoquent horreur et fascination force orgies, sabbats, coïts avec le Prince des Ténèbres auxquels s’adonnent les filles de Lilith, à leur inventer des super pouvoirs qui tous, on le devine, se situent du côté obscur de la Force. Plus ces supposés pouvoirs sont ridicules, plus on y croit : le surréalisme n’est pas tant à chercher du côté de ces pauvres femmes que dans la crédulité de ceux qui gobent ces récits. Il n’y a guère que quelques esprits éclairés comme Montaigne pour remettre en cause toutes ces fadaises mais il faut avouer que son bon sens contraste avec l’attitude de ses contemporains.
Evidemment, tout bon pyromane sait qu’il doit être en mesure de jouer les pompiers : provoquer l’effroi envers ces femmes damnées et nuisibles ira donc de pair avec la mise au point de méthodes de dératisation radicales. C’est ainsi que furent torturées, humiliées, bannies ou le plus souvent brûlées tant de femmes en Europe qu’on peut à juste titre parler d’un véritable féminicide. Mais un bon inquisiteur ne se contente pas de détruire les corps. Pour que la victoire de l’axe du Bien soit totale, il faut également réduire les esprits, anéantir la force mentale, instiller dans la conscience de ces femmes souvent intelligentes, déjà brisées dans leur chair le doute de soi-même. C’est qu’elles leur foutent les chocottes, à ces hommes modernes, les femmes intelligentes ! Ce doute intime qui va peu ou prou gagner toutes les femmes, c’est ce que l’auteure appelle "le complexe de la sorcière".
Pour celle-ci, il ne se peut pas que cette période épouvantable n’ait pas laissé de traces, non seulement dans l’inconscient collectif mais aussi dans la psychologie des femmes, même celles d’aujourd’hui. Au-delà de l’indicible, la violence inouïe qui s’est produite à l’époque s’est inscrite dans les mémoires, suintant comme les pierres à travers l'édifice des générations et marquant chacune d’entre nous, les femmes, d’une blessure indélébile. Qu’on admette ou non cette hypothèse, le récit d’Isabelle Sorente a de quoi remuer.
Cette dernière entame, au début de l’histoire, une relation suivie après quelques déboires sentimentaux. C’est alors qu’elle se sent assaillie par une image de sorcière semblant surgie du fond des âges, qui s’impose à elle avec une réalité effrayante et la mène à une quête d’information mais également à un douloureux retour sur elle-même.
Il y a, tout d’abord, ces humiliations endurées au cours de son adolescence lorsqu’elle était le souffre-douleur des élèves de sa classe et qu’elle relate sans fard. Il y a également cette voix intérieure, ce self hater qui lui serine inlassablement qu’elle est nulle, ce démon intime qui la plonge dans un perpétuel soupçon. Il y a enfin ces relations biaisées avec les hommes passés dans sa vie, dans lesquelles elle peine à être véritablement elle-même, comme si elle voulait avant tout se conformer à l’image que l’autre se fait d’elle (du moins l’imagine-t-elle), entre l’emmerdeuse acariâtre, la femme fatale et la pauvre petite chose à sauver d’elle-même.
Ce fantôme de la sorcière dont les contours se précisent plus on avance dans le récit est-il un simple artifice littéraire, métaphore des forces inconscientes qui animent l’auteure/narratrice ou la perçoit-elle comme une véritable apparition surgie d’une autre dimension du réel ? Autofiction oblige, on n’en saura rien mais au fond peu importe. Comme peu importe de savoir si le lien que la narratrice établit entre le destin tragique des sorcières de l’ère moderne et sa propre histoire qui entrerait en résonance avec celui-ci est bien réel, tant il est indéniable qu’elle dévoile dans ces pages sa vérité la plus intime. On ne peut qu’être profondément touché par la sincérité de cette mise à nu ainsi que par l’horreur du destin subi par toutes ces femmes ostracisées, sacrifiées sur l’autel de la bêtise humaine. Mais si les sorcières contemporaines continuent à enquiquiner les plus obtus, elles peuvent trouver en elles le moyen de pardonner, de se réconcilier avec leurs forces obscures, de sortir des clivages. Ce livre est aussi le récit d’un formidable travail sur soi qui va conduire la narratrice sur le chemin de l’apaisement, le sien propre et celui que chacune de ses sœurs dans l’adversité est en droit d’espérer dans ses relations personnelles. Car il ne faut pas oublier que les sorcières possèdent aussi un formidable pouvoir de guérison. Alors, blessed be the grim arts !
Note : le titre de ce billet fait référence à une de mes chansons favorites. Je pense qu’il faut être un peu sorcière pour l’apprécier pleinement ;)
https://youtu.be/LwIB1Zg0h_s