Dans Opération Shylock, Philip Roth définit une critique littéraire comme une suite de clichés. On ne peut pas dire qu'il ait entièrement tort. Donc allons-y :


J'adore Philip Roth. Force est de le constater : je l'apprécie tellement que j'ai été plutôt peiné d'apprendre sa mort il y a de ça quelques mois, alors qu'il n'écrivait déjà plus, et que d'habitude ce genre de nouvelles me passent au-dessus de la tête.
La première fois que je l'ai lu, il m'a terrassé de rire avec Portnoy et son complexe. A grimper dans un bus brinquebalant rempli de gueules mornes, il me rendait hilare. Et c'est suffisamment rare pour le préciser.
Il m'a récemment très ému à la lecture de Némésis qui est un roman sur la maladie et la honte, et là encore je dois dire qu'il m'a rarement été donné de lire un texte aussi déchirant.
Mais au-delà de son immense talent pour générer des émotions, il est aussi l'auteur de livres sur les Etats-Unis absolument géniaux, comme par exemple, son meilleur d'après moi, Pastorale Américaine. Et si Victor Hugo disait "quand je parle de moi, je parle de vous.", Roth aurait pu dire "quand je parle des Etats-Unis, je parle de la France."
Il brasse large au niveau des registres, et c'est souvent très bon. A chaque nouvelle lecture de lui, il m'incite à découvrir davantage son œuvre.


Avec Le Complot contre l'Amérique, Philip Roth s'essaye à l'uchronie. Et pour être franc, cette idée ne me plait pas tellement... J'ai toujours du mal avec le principe d'uchronie puisqu'il s'agit de faire dire à l'Histoire ce qu'elle n'a pas dit. C'est une réécriture ambitieuse et gênante par certains aspects, car cela donne des textes historiques qui demandent de la précision (par exemple ne serait-ce que pour les personnages du livre) mais une précision qui doit être déformée pour engager l'Histoire sur une autre trajectoire et lui faire dire absolument ce qu'on veut. Même s'il s'agit de littérature, je n'aime pas qu'on touche aussi frontalement à l'Histoire, c'est comme ça. Néanmoins, Roth s'en sort brillamment pour des raisons que je vais évoquer en résumant l'ouvrage.


En 40, Charles Lindbergh est un héros américain par ses exploits réalisés dans le domaine de l'aviation. C'est aussi un antisémite, un sympathisant nazi. Il croit que la seconde guerre mondiale est une guerre juive, "d'intérêts juifs". Il fait croire aux états-uniens que le pacifisme passe par lui et remporte les élections présidentielles face à Roosevelt. Il signe un pacte de non-agression avec Hitler. Philip Roth a alors sept ans, et dans sa famille s'installent de la colère, mais avant tout de la crainte.
Cette famille de juifs intégrés et attachés à l'Amérique va connaître le climat délétère qui se développe concomitamment à la libération de la parole antisémite. Il n'y a pas, au départ, "les américains et les juifs", mais seulement des américains, avec dedans, des personnes d'origine juive. Mais ce que décrit l'auteur, dans une premier temps, c'est cette exclusion progressive où, retranchés de l'unique camp qui est le leur, ils finissent par devenir seulement "des juifs".
Le fait que Lindbergh soit élu avec l'aide d'un rabbin peut aussi surprendre. Mais en choisissant cela, Roth ne fait pas l'impasse sur les trahisons possibles de certains notables israélites, comme cela a pu se voir en Europe lors de grandes crises antisémites. Il cristallise par ailleurs la fameuse communication de "l'ami (insérer une minorité)" qui nous est devenue au fil du temps si risible, mais qui fonctionne encore en politique quand il s'agit de "collaborateurs". Des personnages censés faire accepter à tous "qu'un tel ne peut pas haïr telles personnes, puisqu'il travaille avec une personne de ce type-là."
Mais ce qui est véritablement étonnant, c'est que les mesures prises par Lindbergh concernant les américains d'origine/confession juive, n'ont rien de très radicales. Il y a notamment le programme "Des gens parmi d'autres", qui permet aux adolescents des familles juives de travailler à la ferme pendant les grandes vacances pour mieux connaître l'Amérique. C'est même tout à fait contradictoire avec la perception d'une exclusion mise en scène au début. Le frère de Philip Roth, en âge de participer au programme, est ravi de bout en bout de son expérience. Et de notre regard de français, nous qui louons tout ce qui favorise l'intégration, ce programme nous parait naturellement plutôt recevable, et on comprend la satisfaction du grand frère Roth.
En plus problématique, il y a la loi de "réimplantation" qui éparpille les familles juives à travers l'Amérique pour éviter la constitution et le maintien de quartiers exclusivement juifs. Mais là encore, comparé à ce que le lecteur non impliqué pouvait croire, le gravissime reste sur le côté.
Sauf que pour la famille Roth, ce n'est pas le cas : le gravissime plane au-dessus d'eux. Car ce qui les terrorise, ce ne sont pas ces lois-là, mais un au-delà éminemment hostile. Pour eux, le programme "Des gens parmi d'autres" vient créer une séparation entre les enfants et les parents des familles juives. Cette séparation idéologique est bien réelle. Quand les parents de Roth expriment leur désaccord et leur méfiance vis-à-vis de Lindbergh, leur aîné les qualifie "de Juifs du ghetto apeurés, paranoïaques." (éd. folio p. 327). Il en vient même à les appeler "vous autres", à nier l'existence de camps de concentration en Europe... Quant à la "réimplantation", elle vise selon les parents de l'auteur à dissoudre le peu de poids électoral que pouvait avoir les américains juifs.
Et l'au-delà finit par arriver lorsqu'un journaliste juif et donc radicalement opposé à Lindbergh décide de lancer sa campagne pour devenir le prochain président des Etats-Unis face à l'actuel sympathisant nazi. L'affront de ce journaliste réveille les antisémites et une vague de pogroms s'abat sur le pays sous le silence sidérant de Lindbergh. Le fait que le journaliste-candidat soit juif n'est pas anodin, car il permet aux pogromistes d'arguer une chose que l'on entend encore aujourd'hui, à savoir : "l'antisémitisme, c'est la faute des juifs."
Et que fait Roth en nous racontant tout cela ?
Je ne crois pas qu'il réécrive au sens strict l'Histoire américaine. Il ne lui fait pas porter une responsabilité qu'elle n'a pas. Il me semble qu'il réalise une sorte de transposition du sort des Juifs européens. Il retranscrit la crainte qu'ont pu ressentir ses parents lors de la seconde guerre, et la justifie avec ce qu'il s'est réellement passé ailleurs - du moins, ce qu'on en savait entre 40 et fin 42. Les pogroms, les lois ciblées, les déclarations complotistes, le rejet perceptible, etc.
Roth explique la peur, la rend crédible aux américains, en même temps qu'il semble raconter le traumatisme d'avoir vu les Juifs européens qui n'avaient pas voulu, pu, ou même envisagé immigrer aux Etats-Unis, se faire rudoyer alors qu'eux étaient, en comparaison, à l'abri. Et c'est en ça que son uchronie est brillante. On pourrait presque y voir un travail d'expiation. Mais même sans cette dimension-là, le tout reste roboratif.


Je ne veux spoiler à personne la fin du livre, mais je tiens à mentionner que les révélations qui y sont faites sont un peu obscures, mystérieuses dans le détail. Ca m'a rappelé Opération Shylock, sauf que dans ce dernier, c'est à la fois pire et mieux, d'une certaine manière. En effet, dans Opération Shylock, Philip Roth termine avec une multiplicité de pistes à creuser, comme dans un film puzzle, qui laisse de façon virtuose toute une réflexion envahir le lecteur comme du brouillard. Dans Le Complot contre l'Amérique, il n'y a qu'une explication, certes bienvenue, mais un peu rapide, qui laisse sur la faim.
Une explication liée au complot, ou devrais-je dire aux complots (pluriel) contre l'Amérique. Car, vous l'aurez compris, dans ce livre, chacun a son complot. Les opposants de Lindbergh voient en lui la marionnette censée vendre la démocratie américaine à la dictature nazie, et les fascistes voient la guerre comme une entreprise d'intérêts juifs (britanniques et communistes avec).


Passons rapidement sur le style. Philip Roth écrit des livres fluides, et celui-là ne fait pas exception. Il arrive, je ne sais comment, sans doute par le prisme de l'enfance, à garder une petite touche d'humour (ce n'est pas beaucoup, mais il y en a quand même), et c'est presque héroïque dans une histoire pareille. Il est comme toujours grand dialoguiste, la conversation téléphonique entre sa mère et son ami d'enfance à la fin est très émouvante ; les paroles de ses parents sont naturelles, c'est ici qu'il y fait prédominer la crainte...
C'est un livre écrit au début de la fin de sa carrière de romancier. Il était alors en pleine transition vers des Un homme, des Némésis... et ça, on le remarque par l'insertion d'une de ses dernières obsessions : le handicap. Je n'en ai pas parlé plus haut, mais il est aussi question d'un jeune combattant qui revient estropié de la guerre qu'il a menée aux côtés des canadiens. Il s'agit du cousin de Roth. Ce personnage, d'ailleurs, sert à rappeler que ceux qui ont choisi Lindbergh pour le pacifisme avaient très certainement leurs arguments...
Mais c'est ça aussi Roth : prendre plein de facteurs en compte pour ne rien enlever à la complexité des situations. Et écrire des romans intelligents.

Benson01
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le 24 juil. 2018

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