Une uchronie dans laquelle Franklyn D. Roosevelt a perdu l'élection présidentielle de 1940 au profit de Charles Lindbergh, lequel impose une politique isolationniste et antisémite qui rapproche lentement la société américaine de l'Allemagne hitlérienne ? "C'est bien gentil tout ça, mais il y a déjà Le maître du haut chateau qui fait ça très bien, et puis on voit très bien les étapes. Un peu facile non ?" C'est ce que je pensais pendant les premières pages. Et bon Dieu, j'avais sous-estimé Philip Roth.


Je tiens à préciser que Portnoy est le seul Roth que j'ai lu jusqu'à présent et que j'avais trouvé que c'était un gâchis de talent au profit d'une histoire bouffonne. Mais je suis heureux de voir à quel point l'indéniable talent d'écriture de Roth trouve à s'exprimer ici.


Nous sommes à Newark. Le récit est raconté par une version alternative de Roth enfant, avec son père, représentant en assurance et farouchement rooseveltien, sa mère qui tient la maison, son fils aîné Sandy qui a du goût pour le dessin, lui Philip qui aime sa collection de timbres. Il y a aussi le cousin Alvin, qui joue les durs, le voisin Saldon, gamin autiste dont le père s'est suicidé, etc... Tout ce petit monde vit dans le quartier juif de Newark et mène sa vie normale : suivre les matchs de baseball, de boxe, mener sa petite existence...


Le génie du livre est de ne pas tomber dans la facilité d'une représentation frontale du fascisme, mais de montrer la facilité avec laquelle, dans l'indifférence, les Juifs sont mis à l'écart, et la façon dont cela impacte, d'abord par petites touches, puis globalement ce noyau chaleureux familial. On ne voit jamais des gros méchants venir frapper à la porte, intimider, déporter ou tuer les Juifs. En revanche on voit de petites phrases ou un incident avec l'hôtel lors d'un voyage touristique à Washington ; des gens qui déménagent pour le Canada. Des gens qui se renferment car ils ne savent plus quoi penser de la guerre contre Hitler. Et puis des drames, mais qui ne parviennent jamais à devenir des drames collectifs : des cauchemars dans lesquels les timbres américains deviennent nazis ; un emploi que l'on perd pour refuser un programme de relocalisation qui ne dit pas son nom ; le retour d'Alvin, amputé d'une jambe après avoir saboté un dépôt de munitions en Europe, qui doit se refaire à la vie américaine ; une crise de somnambulisme qui vaut au héros de perdre sa collection de timbres ; un coup de fil trans-Etat (très cher) pour rassurer un gamin resté seul dont la mère a probablement été tuée dans un pogrom ; une équipée en voiture pour le ramener ; le bouclage du quartier, avec à la fois des patrouilles de policiers et des gangsters juifs (qui finissent par se tirer dessus) ; une bagarre homérique entre le père et ce qu'est devenu le cousin Alvin, qui est passé à la mafia.


Si le narrateur est probablement trop éveillé pour l'âge qu'il est censé avoir (une dizaine d'années), Roth est très bon pour recréer la dynamique d'un événement en apparence anecdotique qui va pourtant profondément toucher la famille. Cela respire le vécu.


Par ailleurs l'histoire est ponctuée de passages d'actualité très crédibles qui mettent en scène Lindbergh (qui parcourt les Etats-Unis en avion lors de sa campagne, et dès qu'une crise apparaît), Roosevelt reclus à cause de la maladie, mais aussi des personnages fictifs comme le rabbin Bengelsdorf et sa femme Evelyn, élite juive dont le ralliement à Lindbergh l'exonère de toute accusation d'antisémitisme, et dont la rhétorique encourageant les Juifs à devenir de vrais Américains, ne sert qu'à instiller le doute sur ces derniers. A noter en annexes une bibliographie conséquente, un index biographique et des documents.


C'est très prenant, on s'y croirait et il y a bien des passages du livre qui sont mémorables. Je reviens tout de même sur le dénouement.

Dans le dernier chapitre, Lindbergh disparaît brusquement. Une période de troubles s'ensuit, mais sur l'intervention de Mme Lindbergh, des élections ont lieu, Roosevelt est réélu et les Etats-Unis entrent dans la Seconde guerre mondiale, le reste retrouvant le cours de l'Histoire que nous connaissons. Dans le dénouement, la version que propose Mme Lindbergh serait que leur enfant, censé avoir été assassiné par un déséquilibré au cours des années 1930, aurait en réalité été gardé en otage par les nazis, qui avaient fait de Lindbergh leur pantin.

Le lecteur peut choisir de croire ou ne pas croire cette version, mais le livre y encourage tout de même. Et il y a un côté presque léger dans la manière dont la prémisse du livre est finalement évacuée, comme si Roth nous disait : "tout cela n'était qu'un mauvais rêve". C'est peut-être un peu facile. Cela ne me choque pas, car au fonds le propos principal du livre est de dire à l'Amérique : "Vous vous êtes toujours vus comme les défenseurs des nazis, mais regardez-vous en face. Beaucoup d'entre vous étaient isolationnistes, il y a toujours eu un antisémitisme rampant au pays de la liberté, et il ne s'en est pas fallu de tant que les Etats-Unis se rangent du mauvais côté de l'Histoire."


Et ce n'est pas déjà pas si mal. Le complot contre l'Amérique est certes une uchronie, mais vue à travers la chronique d'une famille, et de manière bien plus intelligente et non convenue qu'on ne pourrait le penser. C'est un livre très prenant, à recommander. Je vais lire d'autres P. Roth.

zardoz6704
9
Écrit par

Créée

le 30 déc. 2024

Modifiée

le 9 janv. 2025

Critique lue 7 fois

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zardoz6704

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