Ce petit livre (Bibliothèque cosmopolite : 176 pages) présente deux courts récits du Japonais Tomomi Fujiwara, qui jouent autour de l’aliénation de l’homme au travail dans un environnement assez déshumanisé.
Le Conducteur de métro nous intègre dans l’univers mental d’un jeune Japonais très consciencieux. On sent qu’il n’y a pas grand-chose d’autre dans sa vie. Sa principale obsession va vers la ponctualité, mais il fait également très attention au confort de ses voyageurs, en particulier quand il arrive dans une station et qu’il doit freiner. Il utilise un truc personnel pour le faire en douceur tout en respectant les consignes de précision : le train doit s’arrêter à la hauteur d’un repère. Si jamais il s’arrête plus loin, c’est la honte, ce que le conducteur redoute par-dessus tout.
Le conducteur de métro
Le jeune homme a choisi ce métier pour les sensations qu’il éprouve. D’abord la sécurité dans sa cabine qu’il connaît jusqu’à la moindre manette. Il apprécie aussi l’aspect esthétique, avec le jeu sur les lumières dans la cabine mais aussi les sensations qu’il éprouve en surveillant tout ce qui se présente face à lui. L’auteur excelle à retransmettre tout ce que ressent son personnage. Il faut dire aussi que c’est à partir de cet aspect de son métier que le conducteur de métro va tomber dans un délire bien particulier. En effet, à partir du jeu mental qu’il s’est créé pour tout enchainer de façon fluide, il dérive progressivement vers une dangereuse interaction entre ses fantasmes et la réalité. Ce qui avait commencé par une simple énumération des stations de sa ligne va si loin qu’à la lecture, il devient difficile de faire la distinction entre ses fantasmes et la réalité. Bien entendu, on sent rapidement le risque, car la santé mentale du conducteur peut avoir des conséquences pour la sécurité des milliers de voyageurs qu’il véhicule chaque jour…
Échec au roi
Le style précis de Tomomi Fujiwara et sa capacité à imaginer des situations originales se confirme avec Échec au roi, l’autre récit qui montre également un homme relativement jeune dans son activité professionnelle. Il est chargé de la surveillance informatique d’un élevage expérimental de porcs. Lui aussi part dans un délire invraisemblable, puisqu’il organise (dans sa tête) le cheptel sous sa surveillance en deux groupes : les royalistes et les républicains qui se disputent ce qu’il appelle le royaume. Ce petit jeu ayant commencé depuis un certain temps, il observe que deux des individus qu’il surveille se sont battus et que l’un d’eux est mutilé, la queue arrachée. Le surveillant décide de punir le responsable. Pour cela, il décide en quelques clics sur son ordinateur (qu’il appelle Berga du nom du chien qu’il avait dans son enfance) de le mettre à l’isolement et surtout de le placer dans des conditions où il va souffrir physiquement (déshydratation notamment). Évidemment, les porcs ne peuvent pas comprendre son jeu, puisqu’ils ne savent pas à quoi leur maître qu’ils ne voient même pas fait référence quand il les divise en républicains et royalistes. Quant à comprendre le pourquoi du châtiment infligé au responsable de la queue arrachée, je n’en parle même pas. Tomomi Fujiwara ne se contente pas de cela, car il fait sentir la position de son personnage parmi ses collègues. Ceux-ci comprennent que quelque chose ne tourne pas rond, mais ils ont du mal à évaluer jusqu’à quel point. Il faudra l’abandon du projet par la direction pour que le protagoniste principal dévoile davantage son jeu en imaginant une riposte, car il n’a aucune envie de laisser tomber un jeu si passionnant…
Tomomi Fujiwara
Dans un style élégant et une prose qui réserve bien des surprises, l’auteur décrit l’aliénation par le travail de façon très personnelle, intégrant les particularités de la mentalité japonaise. Derrière deux activités représentatives de l’époque, il met en évidence les conséquences possibles sur le mental d’individus désireux de bien faire, mais confrontés à l’aspect inhumain de leur tâche (l’isolement recherché ou subi), malgré des satisfactions d’ordre esthétique pour le premier et organisationnelle (voire ludique) pour le second. Les deux récits séduisent aussi bien par leur originalité que par leur forme.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné