Je n'ai découvert Aurélien Bellanger que très récemment. De lui, j'ai lu Le Grand Paris, roman que j'ai trouvé proprement fascinant. En apprenant qu'il serait l'un des acteurs de cette rentrée littéraire, je me suis réjoui et ai lu sans attendre son nouvel opus, trop enthousiaste d'établir une carte des écrivains contemporains qui subliment notre présent.
Le Continent de la douceur s'ouvre sur des pages virtuoses ; et j'ai particulièrement en tête celles nous racontant l'enfance de Flavio.
La première partie du livre, se déroulant dans les années 80/90, alterne entre des chapitres prenant pour protagonistes Ida et Jan, une banquière et le prince héritier du Karst, et ceux centrés sur Flavio, le personnage le plus remarquable du roman, qui n'est alors qu'un enfant, adopté, brillant, d'une sensibilité accrue.
Le Karst est une petite principauté européenne inventée par l'auteur, se situant entre l'Autriche et la Slovénie si je ne me trompe pas, et donc complètement digérée dans la Yougoslavie encore existante, mais aux portes de l'éclatement. Ida et Jan, se rencontrant en diaspora, entrevoient l'âme du Karst au cours de discussions sur sa figure nationale, le mathématicien Gorinski.
Parallèlement, Flavio vit sa vie d'enfant. Seulement, par la petite histoire de son personnage, Aurélien Bellanger prend de la hauteur pour décrire des notions a priori étrangères à ce monde enfantin, mais en fin de compte très présentes, comme dans ce chapitre où il est question du système de valeurs, du libéralisme, à travers une partie de billes.
"A chaque rentrée, le mois de septembre est consacré aux billes, dans le grand bac à sable de la cour de récréation. Les billes ont toujours été là, par un commerce mystérieux. La règle implicite veut qu'on n'en achète jamais ; on les gagne seulement. Les billes, aussi éternelles que les grains de sable, sont un des éléments de l'univers. Mais chacune possède une histoire et une valeur propre. Les plus anciennes sont en terre cuite. Plus légères que les autres, un peu moins rondes, plus archaïques, elles roulent mal, peuvent se casser, perdre leurs couleurs. [...]
Les autres billes apparaissent progressivement. Il faut heurter une bille adverse pour s'en emparer. Flavio agrandit sa collection. Le miracle, c'est que le nombre de billes en circulation semble augmenter toujours. Les richesses s'accumulent dans le bac à sable. Les billes elles-mêmes grossissent et les règles évoluent. On doit les déterminer très vite, la bataille devient essentiellement verbale, des formules bloquent celles de l'adversaire, des contre-sorts existent, tout se passe en quelques secondes, comme lors de cette vente à la criée à laquelle Flavio a assisté un jour en classe de mer - ce n'étaient pas les bêtes aux entrailles éventrées et aux milliers de tentacules qui l'avaient le plus impressionné, mais la vitesse indiscernable des mouvements des humains quand il s'agissait de déterminer la valeur des choses." (p. 23/24)
Ce sont les chapitres que j'ai préférés.
Ces gains de profondeur, ces grandes histoires dans la petite, ne sont pas sans mélancolie. Ce sont de très beaux passages de littérature.
Et il est par conséquent fort dommage que Flavio disparaisse après la première partie, pour ne revenir qu'environ trois cents pages plus tard. L'élément le plus prometteur du livre est longuement mis de côté pour la suite, et c'est un coup dur car l'aridité des circonlocutions mathématiques s'octroie alors une place principale...
Je ne suis pas allergique aux mathématiques, mais j'ai beaucoup de mal à voir où l'auteur veut en venir avec le traitement qui en est fait.
Aurélien Bellanger, comme dans Le Grand Paris, use d'une écriture que l'on pourrait aisément qualifier d'analytique. Il y a quelque chose de doucement musilien dans cette façon de philosopher le changement de forme d'un monde.
A travers la diaspora karste installée aux Etats-Unis, c'est l'Europe qui est sujette à réflexion. Mais ces pensées sur l'Europe s'accompagnent des mathématiques "intuitionnistes" de Gorinski. Cette association ne faiblit jamais tout le long du roman et garde son mystère entier, en tout cas pour moi, qui suis donc réduit à jeter des hypothèses sans en être réellement convaincu. Est-ce qu'on considère ici que l'Histoire de l'Europe répond à des lois mathématiques ? Des lois mathématiques intangibles sans le nombre de Gorinski ?
"- Le nombre de Gorinski ?
- Une sorte de limite, le contour déchiqueté d'une entité inconnaissable, quelque chose de presque monstrueux, d'inaccessible à la raison. Peut-être une porte, une voie d'accès vers des mathématiques radicalement autres. Un lieu où l'on pourrait sans risque effectuer des calculs interdits." (p. 227)
Des lois que l'on peut juste "sentir", d'où l'intuitionnisme... ?
Dans Le Grand Paris, Aurélien Bellanger s'était déjà essayé à un rapprochement similaire. Entre le code informatique et la société nouvelle. Moins prégnant, plus évident, il en résultait moins cette sensation de confrontation avec le monolithe noir...
L'autre aspect qui peut s'avérer un peu rebutant est l'impression de lire un livre idéologique. Expliquons-nous : il y est souvent question de l'Union Européenne et avec celle-ci l'analyse cède curieusement au souffle romanesque. Il y a cette idée, effectivement très juste, que la promesse de cette union est une période de paix nouvelle et durable entre des pays frères. Mais de cette idée découle de façon presque caricaturale le corollaire suivant : toute critique de l'Union Européenne est un pas vers la guerre. Je ne crois pas qu'il soit faux de dire qu'un certain nombre d'européens aujourd'hui ne sait plus ce qu'est la guerre et, malheureusement, la fantasme (citation de miss Italie 2015 utilisée dans le roman : "J'aurais aimé vivre en 42. Pour voir vraiment la Seconde Guerre mondiale.") Mais de là à représenter la critique de la construction européenne actuelle uniquement par un nationalisme belliciste, voilà qui fait basculer le livre dans un principe un peu réducteur, manichéen.
En vérité, il y a quelque chose de trop optimiste dans ce roman. C'était le cas aussi dans Le Grand Paris, mais s'en dégageait alors une neutralité génialement ambiguë. Dans Le Continent de la douceur, cette fascination de la révolution, cette transcendance du transfert des pouvoirs, réduit inéluctablement à l'absence de critique. Et même, cela m'a fait penser que si un jour les fameux nationalistes bellicistes remportaient la victoire totale sur l'Histoire, il se trouverait un Aurélien Bellanger pour s'abandonner corps et âme à cette autre révolution, dans laquelle il trouverait certainement un mysticisme positif.
Littérairement, Bellanger termine sa fresque en replongeant dans un des genres les plus importants d'Europe : la tragédie. Sa dernière partie est véritablement passionnante mais s'appuie sur les bases idéologiques brouillées, posées peu avant. La multiplicité des registres littéraires laisse alors un goût étrange. Son histoire fonctionne, le manichéisme s'en trouve justifié, mais se fait par conséquent davantage accusateur. Il fait sourdre les "ténébreux Orients" de l'Europe pour en fin de compte les briser dans un final presque digne de Tarantino. Once upon a time in Horvdt.
Alors, je critique de bout en bout, mais pourtant sur mon échelle d'appréciation proposée par senscritique, j'ai mis une très bonne note. Je me contredis, va-t-on me rétorquer.
Non.
Le Continent de la douceur est un roman que j'ai aimé lire. L'acuité du présent y est telle que je n'ai pas pu faire autrement que de me sentir concerné. D'ailleurs, si ce livre était raté, mes réserves ne seraient pas du même ordre. Il exalte l'idée de la paix, et fait du laboratoire politique européen le terrain universel de son enracinement. Il peut s'adresser à la génération dont je fais partie et décrite par moments (les ironiques fils de "Quentin-Patrick Stern"), abreuvée de discours anti-européens. Il est ambitieux, riche, bien écrit... (encore une fois les premiers chapitres sont vertigineux), et peut-être qu'à l'avenir il s'émancipera de tout mauvais jugement, nécessairement trop contemporain, pour ne devenir qu'un objet purement littéraire sur cet Empire européen éternellement recommencé (presque mathématiquement ?) jusqu'à persévérer dans sa forme nouvelle, celle du continent de la douceur...