" On est toujours pris au piège avec ces femmes. "

Le Coup de Grâce offre au lecteur une expérience captivante, jusqu'à ce que le titre prenne brutalement tout son sens. Dès la préface, la seule apparition de Marguerite Yourcenar dans son œuvre explique un des fondements de l'art et du respect du lecteur ; le récit est à la première personne, entièrement narré par le personnage principal, ce qui exclut tout point de vue de l'auteur. Et dans un siècle où toute macrocéphalie auteuriste impose la psychanalyse de comptoir de L'insoutenable légèreté de l'être comme un chef-d'œuvre absolu, être pris dans l'histoire, épurée, claire, tragique, du triangle amoureux offre une respiration. Si le contexte politique de la Courlande, région de la Lettonie au sortir de la Grande Guerre, prend parfois trop de place et empiète sur l'action des personnages, le thème en lui-même est mené brillament jusqu'à son terme. L'amour d'Eric pour Sophie, sœur de son meilleur ami, Conrad, naît avec élégance, et meurt sans exigences — au sens de Brel. Dès la moitié du court roman, la relation va de fin en fin et semble toujours dans un entre-deux mortifère et désespérant. Pour le héros, il faut attendre le dénouement, cinglant d'ironie tragique, qui mène au fameux coup de grâce.

Entre le début et la fin, les phrases de Yourcenar sont belles et longues. Aussi longues et détaillées soient-elles, elles ne sont jamais complexes, et on ne s'y perd pas. Tout est clair dans l'écriture, tout est maîtrisé dans le style, qui prouve que tout ce qui est détaillé n'est pas pour autant complexe et ampoulé. Les termes sont simples, mais là où l'œuvre peut poser problème, et entre un peu en contradiction avec les idéaux de la préface, c'est que les références sont nombreuses. Des noms d'auteurs sont placés explicitement au fil de l'œuvre, qui apportent même une légèreté, un sourire, et des sens nombreux, quand on les connaît. Mais le fait qu'elles soient placées au premier degré rend le lecteur, qui pourrait ne pas les saisir, absent. Le talent de Yourcenar apporte des richesses et condense de nombreux sens sur une courte durée (on évite ainsi les 400 pages d'inutilité de Kundera, par exemple (par exemple bien sûr (par exemple hein (que ce soit bien clair))). Mais là où on bute, c'est qu'ainsi, comprendre ces références devient nécessaire, pour ne pas se sentir perdu, pour suivre la narration. Et c'est dangereux. Autant les placer, subtilement, dans l'écriture, dans les dialogues, dans les intertextualités qui feront sens pour les connaisseurs, et qui n'empêcheront pas pour autant le néophyte d'y être perdu. Cela arrive, je repense notamment au Eric qui estime face à Sophie, tel Hippolyte de Phèdre, que " Le jour n'est pas plus pur que le fond de [votre] cœur ". On en aimerait plus. Toujours plus. Encore plus.

En la découvrant, l'œuvre de Yourcenar est talentueuse — et je crois viser juste en personnifiant littéralement son œuvre. Le roman est court, le destin est tragique, l'amour ne tient pas à grand-chose, la vie encore moins. Les dernières phrases du livre condensent toute la cruauté d'une histoire d'amour, aussi longue soit-elle, aussi belle soit-elle, enfin, aussi guerrière. " Bien " ou " mal " (et à mon sens l'inutilité de cette distinction s'applique aussi à la littérature), c'est une histoire d'amour qui finit. Comme toutes les histoires d'amour. C'est une histoire d'amour. Comme toutes les œuvres d'art.
Ashen
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le 30 déc. 2013

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Ashen

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